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De quel pays Mohamed Ali Nafti est-il ministre ?

Par Nizar Bahloul

En matière de respect des droits de l’Homme, la Tunisie aurait presque des leçons à donner, selon certains de ses ministres.

On croirait entendre un discours d’un autre âge, celui des années Ben Ali, quand un régime vacillant se décrivait en modèle de stabilité et d’équité. Près de quinze ans après le départ de Ben Ali, c’est un ministre de Kaïs Saïed qui reprend à son compte le champ lexical du respect des droits de l’Homme pour louer le régime actuel.

C’était vendredi dernier, à l’occasion de la 85ᵉ session de la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples, qui se déroule à Banjul.

D’après un communiqué du ministère tunisien des Affaires étrangères, le ministre Mohamed Ali Nafti a présidé la délégation tunisienne et a prononcé une allocution devant les membres de la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples.

Dans cette allocution, cette phrase épique de M. Nafti : « Sa désignation par Son Excellence Monsieur le Président de la République, Kaïs Saïed, pour diriger la délégation tunisienne, traduit l’importance particulière que l’État tunisien accorde aux droits de l’Homme dans toutes leurs dimensions, ainsi que son engagement total et constant à les promouvoir, tant sur le plan législatif que dans la pratique. » Fin de citation.

Présence virtuelle, vérité absente

Le communiqué du ministère est trompeur. Sur la forme d’abord. Mohamed Ali Nafti était à Tunis et non à Banjul. On ne voit pas trop comment il peut présider une délégation à Banjul, à 3 050 km à vol d’oiseau, alors qu’il présidait le jour même une rencontre à l’Académie diplomatique de Tunis, à l’occasion du 80ᵉ anniversaire des Nations unies. L’allocution prononcée devant la Commission africaine des droits de l’Homme l’a été à distance. Ceci n’a été nullement mentionné dans le communiqué ministériel. Oublions la forme, c’est un détail insignifiant, comme dirait son président Kaïs Saïed.

Sur le fond, M. Nafti souligne sans sourciller le soin extrême que l’État tunisien accorde aux droits de l’Homme dans toutes leurs dimensions. Et là, il y a un couac, car la Tunisie dont parle Mohamed Ali Nafti n’est pas celle qu’on connaît. De quoi s’interroger si le ministre ne se trompe pas de pays ou s’il est le ministre d’un autre.

Certes, le lexique diplomatique, feutré, se caractérise par une courtoisie et un louvoiement conçus pour ménager les susceptibilités tout en esquivant les vérités dérangeantes. Mais là, on n’est plus dans la diplomatie, ni même dans la propagande goebbelsienne : on tutoie des niveaux stratosphériques de mauvaise foi et de déni.

Le lexique de la tromperie

Oublions les rapports d’Amnesty, de HRW et de RSF qui disent tout le contraire de ce que prétend M. Nafti. Oublions également la Cour africaine des droits de l’Homme, qui a épinglé plus d’une fois la Tunisie sur ce dossier des droits de l’Homme. Oublions enfin les rapports du SNJT, de la LTDH, de l’ATFD et de diverses autres ONG tunisiennes.

Comment Mohamed Ali Nafti peut-il prétendre que la Tunisie respecte les droits de l’Homme, alors que ses prisons sont remplies de prisonniers politiques, accusés de terrorisme et de complot contre l’État, alors qu’ils n’ont fait que s’opposer à son patron ?

Comment Mohamed Ali Nafti peut-il prétendre que la Tunisie respecte les droits de l’Homme, alors que la justice est aux ordres, que le Conseil supérieur de la magistrature est dissous, que les médias sont bâillonnés et que des dizaines de journalistes sont poursuivis, dont cinq sont détenus depuis des années ?

Comment Mohamed Ali Nafti peut-il prétendre que la Tunisie respecte les droits de l’Homme, alors que des dizaines d’ONG sont poursuivies et suspendues ? L’insolite dans l’histoire est que le discours du ministre était concomitant avec la suspension de la mythique Association tunisienne des femmes démocrates, dont les mérites pour la Tunisie et la femme tunisienne sont nettement supérieurs à tout ce qu’a fait le régime depuis quatre ans de pouvoir absolu.

Comment Mohamed Ali Nafti peut-il prétendre que la Tunisie respecte les droits de l’Homme, alors que les élections étaient des plus controversées, avec des taux d’abstention record ?

Comment Mohamed Ali Nafti peut-il prétendre que la Tunisie respecte les droits de l’Homme, alors que, la même semaine, la ville de Gabès, la plus polluée de Tunisie, a vu la plus grande manifestation écologique du pays avec près de 45.000 manifestants ? À moins que l’air pur ne fasse pas partie des droits de l’Homme.

Le déni d’un ministre, le miroir d’un régime

Mohamed Ali Nafti est dans le déni total. Il trompe ses interlocuteurs africains et ses concitoyens tunisiens, juste pour plaire à son patron. Il tient un discours qui n’a rien à voir avec la réalité du terrain.

A-t-il pour autant réussi sa mission de tromperie éhontée ? Que nenni. Les Africains de la Commission n’attendaient pas sa visio pour connaître la réalité tunisienne : ils lisent des rapports pour se faire une idée — ceux de HRW, de RSF, d’Amnesty, de la LTDH, du SNJT et de l’ATFD, ceux-là même que le régime exècre.

Au-delà même de ces rapports, les membres de la Commission africaine, tout comme leurs homologues de l’ONU, de l’UE et de différentes autres instances internationales, savent parfaitement que le discours du respect des droits de l’Homme n’est prononcé que par les régimes qui ne les respectent pas.

Avez-vous un jour entendu la Suisse, la France, la Norvège ou le Danemark dire que leur pays respecte les droits de l’Homme ? Pourquoi ils n’en parlent pas ? Parce qu’ils les pratiquent.

Mohamed Ali Nafti fait comme ses prédécesseurs sous Ben Ali et comme tout régime autoritaire : il propage un verbiage qui ne convainc personne.

Un discours qui dessert le pouvoir

À quoi sert donc ce discours ? On l’ignore. Le fait est que le ministre dessert, par son discours, le régime qu’il croit servir. Il renvoie l’image de quelqu’un qui ne dit pas la vérité et n’assume nullement son statut de représentant d’un régime qui piétine les droits de l’Homme.

Son allocution n’est pas une erreur, c’est un symptôme : celui d’un État qui ne voit plus la différence entre sa communication et la réalité.

Sous les mots, il ne reste que le vide.

Et pendant que les ministres débitent leurs textes, Gabès s’asphyxie, les prisons débordent et la Tunisie s’enfonce dans le déni.

Le régime croit maîtriser la parole.

Mais il ne maîtrise plus que le silence qu’il impose.

Et c’est souvent dans ce silence que naissent les révolutions.

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6 commentaires

  1. zaghouan2040

    27 octobre 2025 | 19h46

    Personne n’est dupe
    La Tunisie est considérée par les chancelleries occidentales et européennes en particulier comme une véritable république bananiere ou l’Etat de Droit est systématiquement absent

    Notre pays est profondément marginalisé sa crédibilité et sa voix ne portent plus

  2. Fares

    27 octobre 2025 | 16h55

    L’audience était très probablement issue de dictatures diverses et Dali aurait dû se sentir en bonne compagnie en donnant ce discours. Un discours, bien que mensenger , a le mérite d’être plus cohérent que les فرزدقيات de l’autre. Rien ne nous choque plus dans la communication du régime putschiste et comme dit le proverbe اذا لم تستحي فاعل ما شات

  3. tej.lalai

    27 octobre 2025 | 16h44

    Bravo monsieur Bahloul. On croit vraiment rêver !

    • zaghouan2040

      28 octobre 2025 | 5h00

      L’article de Mr Bahloul est clairvoyant et salutaire pour tout lecteur
      Le problème c’est que comme le soulignait Brecht l’intellectuel est inopérant face au Mal
      Pour combattre le Mal une certaine méchanceté dans l’intention et l’action est necessaire
      On ne combat pas une bande de voyous ar la Noblesse ou les bons sentiments
      La Tunisie est une voyoucratie et cela le Monde entier le sait
      Le temps de l’indignation vertueuse est terminé
      Sartre disait que l’intelligence dans l’action était avant tout de comprendre les mécanismes du Mal sachant que pour être hostile au règles de droit il faut avant tout être foncièrement bête et omoral

      • Fares

        28 octobre 2025 | 15h02

        Je ne suis pas religieux au sens classique mais quelqu’un a dit: من رأى منكرا فل يغيره بيده فإن لم يستطع فبلسانه فلم يستطعه فبقلبه و ذلك اضعف الءيمان. La plupart des tunisiennes et tunisiens sont entrain d’interioriser leur mécontentement des agissements et du rendement de ce régime. D’autres ont recouru à la parole pour être traiter de terroristes comme M. Ahmed Souab, incarcérés et un condamné à la peine capitale. Je suis contre la violence, mais des fois je me demande si nos compatriotes sont trop gentils et reconciliants.

        • zaghouan2040

          28 octobre 2025 | 16h41

          70 années d’infantilisation et d’irresponsabilité citoyenne
          Lire Borges a propos de l’impact d’une dictature sur le niveau de conscience et l’aliénation de la population