La scène est violente et résume à elle seule l’absurdité d’un pouvoir. Le président de la République, Kaïs Saïed, accompagné d’une caméra, s’introduit sans prévenir dans le bureau de Sihem Nemsia Boughdiri, ministre des Finances. Fidèle à ses méthodes de mise en scène autoritaires et théâtrales, il n’était pas là pour discuter, pas pour échanger, mais pour sermonner. Le ton était celui d’un instituteur en colère face à une élève fautive.
Une mise en scène humiliante
Face à lui, la ministre, debout, reçoit la leçon, muette. La mise en scène est soignée : le président parle, la ministre encaisse, impuissante.Puis, comme pour parachever l’humiliation, la présidence a publié la vidéo sur sa page officielle, s’assurant ainsi que l’affront soit rendu public. Un supplice transformé en spectacle.
Quelques heures plus tard, dans un mépris absolu de toute forme de respect, Sihem Nemsia Boughdiri est limogée sans cérémonie, sans remerciements, sans égards. Exit la ministre.Après près de quatre ans à la tête du ministère des Finances, elle est priée de disparaître aussi brutalement qu’elle a été humiliée. Une éviction exécutée dans le plus grand mépris comme si elle n’avait jamais existé. Un acte qui, en réalité, en dit bien long sur le fonctionnement du pouvoir en place.
Une conception pervertie du pouvoir
Mais que l’on ne s’y trompe pas. Ce n’est pas par compassion pour une ministre qui a adhéré, soutenu et défendu le projet présidentiel que cette scène nous pousse à l’indignation. Après tout, la ministre a cautionné et accompagné ce régime. Non, ce qui suscite la honte, c’est l’image désastreuse d’un chef d’État rabaissant publiquement un ministre, foulant aux pieds la fonction.Kaïs Saïed n’a cessé de proclamer qu’il est là pour restaurer le prestige de l’État.
Ce que le président a piétiné, ce n’est pas seulement une personne, c’est l’image de l’État lui-même. Celui-là même qu’il prétend défendre avec ferveur, celui dont il clame vouloir restaurer le prestige, celui qu’il affirme protéger contre les complots et les traîtres. Or, ici, en pensant démontrer sa puissance et son intransigeance, il ne fait que saper ce qu’il prétend incarner.
Derrière cet épisode se cache une conception profondément pervertie du pouvoir. Kaïs Saïd ne fait pas la distinction entre lui et l’État. À ses yeux, il est l’État, et l’État est lui. Les ministres ne sont pas des responsables politiques nommés pour exécuter une mission au service du pays, mais des serviteurs à sa botte, interchangeables, jetables. Leur existence ne se justifie que tant qu’ils servent son projet, et leur disgrâce doit être aussi brutale que leur ascension a été soudaine.
Ce n’est pas ainsi que l’on gouverne un pays.Un État n’est pas une propriété personnelle. Il n’appartient pas à un homme, aussi président soit-il. Un ministre représente l’État et, en l’humiliant publiquement, Kaïs Saïd n’a pas seulement rabaissé une fonctionnaire. Il a rabaissé l’État lui-même. En croyant démontrer sa force et sa rigueur, il n’a fait que mettre en lumière son propre mépris des institutions et sa conception archaïque du pouvoir. Gouverner par l’humiliation n’est pas gouverner. C’est détruire, petit à petit, ce qu’il prétend préserver.
Un pouvoir sans responabilité
Cependant, il faut le dire, cettescène ne surprend plus personne. C’est devenu la marque de fabrique d’un régime où les responsables sont des fusibles destinés à sauter à la première occasion, dès que le maître du palais a besoin d’un bouc émissaire pour masquer les échecs. Qu’importe que ce soit lui qui détienne tous les pouvoirs, qu’importe que les politiques qu’il impose échouent : la faute est toujours celle des autres.
Son pouvoir est pratiquement absolu, mais sa responsabilité, elle, est toujours nulle. Ce sont les autres qui échouent, jamais lui. Il ne se trompe pas, il ne commet pas d’erreurs, il ne fait pas de mauvais choix. Les fautifs sont ceux qu’il a nommés et qu’il se plaît à congédier avec fracas. C’est ainsi que l’on entretient l’illusion d’un chef infaillible qui, malgré les catastrophes qui s’accumulent, ne serait jamais responsable de rien.
Et que dire de la réaction des partisans du régime ? Hier encore, la ministre était encensée. Ils saluaient son rôle clé dans l’exécution du projet présidentiel. À peine limogée, la ministre est devenue un rebut politique. En un clin d’œil, les encenseurs ont applaudi son éviction dans un retournement aussi prévisible que pitoyable, démontrant encore une fois que cette caste n’a pas de principes, mais seulement des allégeances opportunistes. La seule chose qui compte pour eux, ce n’est pas la loyauté, ce ne sont pas les principes, c’est le vent… c’est suivre la direction qu’il prend.
Ce sont ces mêmes partisans qui, demain, seront les premiers à acclamer un nouveau pouvoir, un nouvel homme providentiel, un nouveau « sauveur ». Les mêmes qui, une fois le roi déchu, crieront haut et fort « Vive le nouveau roi ! ».
En attendant, le pays continue de s’enfoncer dans une farce tragique.