Ils sortent. Après des mois d’emprisonnement, de détérioration physique et psychologique, ils retrouvent l’air libre. Ils ont survécu à l’épreuve de la prison, mais à quel prix ? Qui leur rendra leur santé perdue ? Qui réparera les dommages causés à leurs familles ? Qui compensera les pertes subies ? Personne.
Ceux qui espèrent, un semblant de mea culpa ou une reconnaissance du tort infligé peuvent toujours attendre. Ces libérations ne sont ni une faveur ni un acte de clémence. Elles ne sont pas le fruit d’une soudaine illumination du pouvoir ni d’un sursaut de conscience. Il s’agit simplement du retour à un droit élémentaire, confisqué à travers des lois répressives et d’un appareil judiciaire aux ordres.
Mais alors, pourquoi maintenant ?
Un hasard ? Vraiment ?
Il y a ceux qui veulent croire à un geste d’apaisement. Un pouvoir qui se rendrait compte qu’il est allé trop loin. Une ouverture soudaine. Un désir de réconciliation. Il faut dire que le régime s’est mis à dos toutes les familles politiques et la société civile en menant une approche de confrontation totale. Cette stratégie du seul contre tous ne peut, au final, que fragiliser et isoler le pouvoir. Pas très intelligente l’approche.
Ces libérations interviennent dans un contexte interne et international complexe. Et c’est pour cette raison que les observateurs se sont mis à analyser les différents scénarii qui auraient pu les motiver.
Il y a les signaux internes. Certains alliés du régime, (non pas les désaxés dont les arrestations et les emprisonnements leur procurent un sentiment de jouissance) commencent à appeler au dialogue, à une union nationale pour faire face aux secousses dans le monde. Ils réclament aussi la révision du décret 54 liberticide dans un souci d’apaisement. C’est que, ce qui s’est passé en Syrie ou encore l’avènement de l’ère Trump.2 en a secoué plus d’un. Il vaudrait donc mieux dissiper les divisions internes pour pouvoir faire bloc contre les menaces externes. Ce n’est pas par amour soudain pour la liberté, mais par calcul.
Il y a aussi un sentiment de désespoir qui s’installe chez la population et qui commence à s’exprimer à travers des actions de colère. La rue n’est pas aussi calme qu’on le laisse entendre. Les gens n’y arrivent plus et ça bouillonne sérieusement. Si les masses n’en ont cure des arrestations de politiciens et de l’état des libertés, elles sont toutefois sensibles à la dégradation de la situation sociale et économique. Elles sont réactives aux promesses longtemps tenues et non réalisées. Elles le ressentent dans leur vie quotidienne.
À cette colère sous-jacente de la population, s’ajoute celle des élites conscientes des dommages sur l’économie et du recul sur les libertés. La combinaison et la convergence des deux peut s’avérer à moyen terme fortement explosive.
Ces libérations surviennent également après une multiplication de rapports internationaux dénonçant la répression des opposants, des journalistes et des activistes. Des pressions qui, bien que discrètes, se font sentir. Elles interviennent au moment où la Tunisie s’apprête à être scrutée par le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU. Coïncidence ? Pas sûr. Rien ne se fait sans raison et les raisons sont multiples.
Le décret 54, jusqu’à quand ?
Pour beaucoup, la libération du journaliste Mohamed Boughalleb sonne comme la fin symbolique du décret 54, ce texte qui sert d’arme de destruction judiciaire contre les opposants, les journalistes et tous les anonymes qui expriment un avis qui dérange. Son usage massif pour faire taire les voix critiques en a fait un outil de répression assumé. Son abrogation ou sa modification n’est plus une simple hypothèse. C’est une nécessité que même le cercle du pouvoir ne peut plus ignorer.
Trois personnes ont été libérées, mais pendant ce temps, des dizaines d’autres prisonniers d’opinion restent derrière les barreaux. Des familles continuent d’attendre, espérant que la prochaine vague de libérations les inclura. Mais pourquoi en serait-il autrement ?
Une bouffée d’air, mais pas une liberté
Ces libérations ne doivent pas faire illusion. Il est difficile de conclure à un tournant ou à un changement de cap. Le régime tunisien fonctionne sur le flou, l’incohérence et la répression par à-coups. Aujourd’hui, on libère quelques figures connues, demain on ne sait pas ce qui pourrait advenir.
L’objectif ? Maintenir la peur, entretenir l’incertitude, faire croire qu’il y a une porte de sortie alors que la prison reste bien en place.
Mais dans un pays où le désespoir ronge chaque jour un peu plus la société, même une petite bouffée d’air peut sembler un soulagement. À défaut d’autre chose, un semblant de liberté, aussi fragile soit-il, peut donner l’illusion d’un répit.
Jusqu’à la prochaine vague d’injustice.