Il fut un temps où les promesses s’envolaient au gré des vents, où les engagements n’étaient gravés que dans la mémoire hésitante des hommes. Aujourd’hui, tout se fige, tout s’archive. Une image, une poignée de main, un paraphe filmé sous les ors d’un palais deviennent immortels. Les discours se répètent, les caméras tournent, les clics enregistrent. La mémoire des peuples est parfois courte, dit-on. Celle des serveurs informatiques, en revanche, est d’une fidélité redoutable.
« L’homme supérieur est celui qui d’abord met ses paroles en pratique, et ensuite parle conformément à ses actions », disait Confucius. L’intégrité, au fond, n’est rien d’autre que cela : une cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Ni perfection, ni infaillibilité, mais une fidélité à sa propre parole.
Bourguiba, dont nous avons commémoré hier le 25e anniversaire de la disparition (paix à son âme), avait cette obsession de l’histoire et du regard des générations futures. Il savait que l’autorité n’a de sens que si elle s’appuie sur une vérité assumée. Il arrivait qu’il se trompe, souvent même, mais il assumait, expliquait, corrigeait. L’honnêteté intellectuelle, chez lui, n’était pas un mot d’ordre : c’était un réflexe d’homme d’État.
Il arrive parfois que les faits les plus établis deviennent flous, comme pris dans une brume soudaine. Une cérémonie filmée, des mains qui se serrent, des sourires figés, des signatures posées sous le regard de trois figures européennes. Ce jour-là, les communiqués furent clairs, les déclarations solennelles, les photographies diffusées à profusion. C’était en 2023, c’est-à-dire hier. Pourtant, moins de deux ans plus tard, tout cela semble s’évanouir. Le souvenir devient incertain, le réel contesté, l’évidence remise en question. À croire que les images mentent, que les documents s’inventent, que les archives complotent. La vérité, elle, reste muette. Elle attend, patiente, que chacun retrouve le fil de sa mémoire.
« La vérité est le fondement sur lequel reposent la justice et la paix »
La parole publique, surtout lorsqu’elle vient d’en haut, n’est pas un simple écho dans le vacarme politique. Elle est un engagement. Un serment silencieux que l’on fait à ceux qui écoutent, espèrent, et croient encore. Quand cette parole vacille, quand elle contredit ce qu’elle affirmait hier sans trembler, ce ne sont pas seulement les faits qui s’effritent — c’est la confiance elle-même qui se fissure. Que doit penser le citoyen lorsque ce qu’il a vu, entendu, lu, se trouve nié avec aplomb ? Que doit-il croire, sinon que la vérité est devenue variable, et que l’engagement n’est plus qu’une posture de circonstance ?
« La vérité est le fondement sur lequel reposent la justice et la paix. », disait Nelson Mandela. Et Abraham Lincoln nous a laissé cet avertissement implacable : « On peut tromper tout le monde une fois, et quelques-uns tout le temps, mais on ne peut pas tromper tout le monde tout le temps. » Ce sont là des paroles d’hommes d’État — de ceux qui savent que le pouvoir n’a de sens que s’il s’exerce dans la lumière. Car les peuples peuvent supporter les difficultés, accepter les sacrifices, comprendre les erreurs. Mais ils ne pardonnent jamais qu’on les regarde dans les yeux pour leur dire que le soleil n’a jamais brillé, alors qu’ils en ont senti la chaleur sur leur peau.
Peut-être faut-il revoir nos méthodes. Cesser de signer à l’encre noire, trop persistante. Remplacer les stylos par des crayons, les engagements par des intentions, les actes par des postures. Ainsi, rien ne resterait. Ni trace, ni mémoire, ni contradiction. Ce serait plus simple. Mais plus rien ne tiendrait non plus. Car une nation ne se gouverne pas comme une rature. Elle se construit ligne après ligne, mot après mot, sur ce socle fragile mais essentiel qu’on appelle vérité — même quand elle dérange.
La vérité, cette adversaire têtue
Certains pensent qu’il suffit d’une déclaration tonitruante pour faire oublier les faits. D’un ton ferme, d’un regard fixe, et d’un doigt accusateur pour désigner les « menteurs » ailleurs. Mais la vérité n’est pas un adversaire politique qu’on peut faire taire. On ne peut pas la mettre en prison et la condamner sur la base du décret 54. La vérité a cette étrange obstination à revenir, un jour ou l’autre, parfois par une simple photo oubliée, une archive qu’on croyait noyée, un document exhumé du silence.
La confiance ne revient pas aussi facilement qu’elle s’abîme. Elle ne répond ni aux discours indignés ni aux dénégations tardives. Elle exige une rigueur morale que le pouvoir, parfois, oublie d’entretenir. Gouverner, ce n’est pas seulement parler au nom du peuple. C’est surtout ne pas lui mentir, même par omission. Car quand le peuple commence à douter de ce qu’il voit, ce n’est pas seulement la parole du chef qu’il interroge. C’est l’essence même de l’État qu’il remet en cause.
Alors peut-être qu’un jour, à défaut de mémoire, on nous proposera l’amnésie comme nouveau projet national. Ce serait pratique, mais ce ne serait plus une République. Ce serait un théâtre où les faits changent chaque soir, selon le bon vouloir du metteur en scène. Et dans cette pièce, il ne resterait plus de spectateurs — que des figurants.