Alors que les petites et moyennes entreprises tunisiennes peinent à survivre, l’Assemblée des représentants du peuple vient de rejeter un prêt avantageux de l’AFD qui leur était destiné. Le même Parlement, prompt à s’endetter pour des projets douteux ou à voter ses propres privilèges, agit désormais à rebours de l’intérêt national. Retour sur une décision aussi incompréhensible que révoltante.
C’est un fait. Les députés tunisiens ont rejeté, le 7 avril dernier, un prêt de 80 millions d’euros proposé par l’Agence française de développement (AFD), destiné exclusivement aux petites et moyennes entreprises (PME). Ces dernières représentent pourtant l’ossature de notre tissu économique, l’essentiel de l’emploi, et la principale chance de relance à court terme. Alors pourquoi refuser un financement productif, structuré, rigoureusement encadré, et surtout, remboursable non pas par l’État, mais par les entreprises elles-mêmes ? Mystère… ou plutôt mascarade parlementaire.
Une ligne de crédit propre et transparente
Le prêt AFD, conclu le 25 juin 2024, portait sur un montant de 80 millions d’euros. Il devait transiter par la Banque centrale, être redistribué aux banques et sociétés de leasing agréées, et être exclusivement destiné à des PME répondant à des critères stricts : ni tourisme ni immobilier, pas de participation étatique au-delà de 34 %, et des exigences de solvabilité très élevées. Autant dire que seuls les vrais acteurs économiques, sérieux et encadrés, pouvaient y prétendre.
Taux d’intérêt initial : 3,10 %. Durée : vingt ans. Grâce de cinq ans. Frais de souscription et d’étude : 0,25 % chacun. À cela s’ajoutaient deux dons non négligeables : 0,9 million d’euros de l’AFD et huit millions d’euros de l’Union européenne. C’est ce prêt-là, parfaitement ficelé, que nos honorables députés ont décidé de rejeter à 31 voix contre, 13 abstentions et seulement 48 voix favorables. Trop peu pour faire passer le projet.
Pendant ce temps, on valide les prêts toxiques
Le rejet du prêt AFD aurait pu s’entendre dans une logique globale de refus de l’endettement. Mais non. Moins de quatre mois plus tôt, le 27 décembre 2024, le même Parlement a approuvé un prêt de 500 millions de dollars de la part d’Afreximbank, au profit de l’État cette fois, avec des conditions autrement plus contraignantes : taux de 5,51 %, commission de 0,25 %, mais surtout une clause scandaleuse obligeant la Banque centrale à immobiliser 350 millions de dollars sur cinq ans à un taux dérisoire de 1,65 %. Coût effectif final ? Entre 7,5 et 8,3 % par an. Un gouffre.
Cerise sur le gâteau : depuis 2022, la Tunisie a signé pour 1,2 milliard de dollars avec cette même banque africaine, dont 750 millions ont été gelés en dépôts. Une aberration financière que les députés ont avalisée… sans sourciller.
Quand les députés servent leurs intérêts et les escrocs
Le lendemain même du rejet du prêt AFD, soit le 8 avril, ces mêmes députés se sont empressés d’adopter — à 92 voix favorables — une loi harmonisant leurs régimes d’indemnités, de retraite et de mise en disponibilité avec ceux des membres du Conseil national des régions. Pas une voix contre, pas un amendement, pas un débat. Une belle unanimité pour s’assurer des privilèges. Et une belle gifle pour les PME qui, elles, devront se débrouiller sans appui.
Quelques jours plus tôt, le 24 mars, les commissions parlementaires avaient déjà donné leur feu vert à une proposition de loi visant à amnistier pénalement les auteurs de chèques sans provision. Sous prétexte d’alléger les tribunaux, on absout des actes frauduleux en espérant « réintégrer les coupables dans le cycle économique ». Les créanciers, eux, n’auront plus que la voie civile pour espérer recouvrer leurs dus. On blanchit les escrocs, on abandonne les producteurs. Voilà le message des députés du Bardo.
Des justifications hypocrites
Pour défendre leur position, les députés avancent deux arguments. Le premier : trop de prêts, trop d’endettement. Le second : l’absence d’audit sur l’utilisation des financements précédents. Soit. Mais dans ce cas, pourquoi approuver les emprunts les plus risqués et rejeter les plus transparents ? Pourquoi refuser le prêt AFD, soumis à un suivi strict, et accorder des milliards à Afreximbank sans audit, sans visibilité, sans garanties pour l’avenir ? C’est là que le discours dérape.
Le député Riadh Jaidane, représentant les Tunisiens à l’étranger (France), a d’ailleurs résumé toute cette confusion dans une sortie lunaire. Dans une interview accordée à Jawhara FM, il a invoqué pêle-mêle : le rôle des banques, l’accord tuniso-français des années 60, l’absence d’activation des groupes d’amitié parlementaires… Bref, des considérations diplomatiques ou idéologiques, totalement déconnectées de l’enjeu économique. Résultat : ce ne sont ni la France ni le gouvernement qui paient la note, mais bien les PME tunisiennes. Celles qui investissent, qui embauchent, qui paient leurs impôts. Celles qu’on vient de sacrifier sur l’autel du populisme.
Les experts crient à l’absurde
Les critiques des experts ne se sont pas fait attendre, et elles sont d’autant plus accablantes qu’elles émanent de personnalités incontestables du monde économique. Sadok Rouai, ancien haut cadre de la Banque centrale de Tunisie, ancien conseiller au conseil d’administration du FMI et aujourd’hui membre de plusieurs instances internationales de gouvernance, a livré une tribune analytique glaçante. Il y démontre avec rigueur l’incohérence du Parlement, qui rejette un prêt productif, orienté vers l’investissement privé, alors qu’il accepte sans sourciller des emprunts étatiques bien plus onéreux. Rouai rappelle que le prêt de l’AFD bénéficiait non seulement de conditions avantageuses — taux bas, longue durée, période de grâce, redistribution via des banques agréées — mais aussi d’un accompagnement structurel (suivi, évaluation, rigueur d’exécution) et même de dons complémentaires de la part de l’AFD et de l’Union européenne. Il souligne que ce financement n’était pas un prêt de consommation mais un levier pour soutenir l’investissement, préserver l’emploi et relancer l’économie réelle, c’est-à-dire tout ce que la Tunisie réclame à cor et à cri. Il dénonce également le traitement injustifié réservé au secteur bancaire par les députés, qui s’acharnent à discréditer un acteur essentiel de l’intermédiation financière, alors même que l’État a historiquement créé des banques publiques pour distribuer ce type de crédit. Rouai pointe enfin du doigt un mal plus profond : l’absence d’audit sérieux de la dette publique, devenu un serpent de mer depuis 2011, et qui continue de miner la confiance entre les institutions. Dans le même sillage, Moez Joudi, économiste et expert en finances publiques, s’est exprimé avec une véhémence rare. Dans une déclaration aussi concise que percutante, il a comparé le rejet du prêt AFD à l’approbation récente d’un prêt de 500 millions de dollars contracté auprès d’Afreximbank, assorti de conditions drastiques : un taux supérieur à 8 % en coût effectif, et une ponction de 350 millions de dollars sur les réserves de la Banque centrale. M. Joudi a qualifié cette décision parlementaire d’« absurde », d’« incompréhensible », allant jusqu’à dire que l’institution s’était littéralement « mise le doigt dans l’œil ». Pour lui, l’intérêt du pays est bafoué, les priorités sont inversées, et les députés agissent contre les besoins élémentaires de l’économie nationale. Ces deux avis, venant de figures respectées, démontrent que ce vote n’est pas seulement une erreur politique : c’est une faute économique majeure, une aberration stratégique, un signal désastreux envoyé aux créateurs de valeur, aux investisseurs et aux partenaires internationaux.
Un parlement en déroute
Qu’il s’agisse d’un rejet idéologique, d’un réflexe souverainiste mal placé, d’un règlement de comptes contre l’exécutif ou simplement d’une incompétence économique manifeste, l’ARP a commis une erreur stratégique majeure. En refusant un prêt avantageux, encadré, productif, et directement destiné aux PME – ces entreprises qui représentent plus de 90 % du tissu économique national – les députés ont tourné le dos à la seule dynamique capable de sauver l’économie réelle. Ce prêt de l’AFD n’engageait ni les finances publiques, ni les générations futures, ni les marges de manœuvre budgétaires. Il s’inscrivait dans une logique de responsabilité, de sélection rigoureuse des bénéficiaires, de transparence et de soutien à l’investissement. Rien n’excusait son rejet.
Pire encore, ce vote aberrant n’est pas isolé. Il survient dans une séquence parlementaire où l’on a vu les élus valider en silence des emprunts ruineux pour l’État, notamment ceux contractés auprès d’Afreximbank, assortis de conditions léonines et de coûts effectifs dépassant 8 %. Il coïncide avec l’adoption unanime de lois sur leurs propres avantages, régimes spéciaux et retraites dorées. Il est encadré par des textes discutables comme l’amnistie des chèques sans provision, qui favorise les fraudeurs plus que les entrepreneurs. Et il est motivé par des discours incohérents mêlant méfiance envers la France, nationalisme économique de façade et frustrations mal digérées sur le rôle du gouvernement.
Ce parlement a échoué à remplir sa mission première : défendre l’intérêt général. Il se comporte désormais comme un syndicat corporatiste, un tribunal idéologique, ou pire, une machine à cynisme politique. En sacrifiant les PME, il sacrifie la croissance, l’emploi, l’innovation et l’espoir. Il saborde, en pleine crise, les seuls moteurs encore en état de marche. Et il envoie aux bailleurs de fonds, aux investisseurs et à la jeunesse tunisienne un message glaçant : ici, ce qui est raisonnable est rejeté, ce qui est utile est combattu, ce qui est rentable est suspect, et ce qui est absurde devient loi.
La Tunisie n’a plus le luxe de ces erreurs. Ce vote doit marquer un tournant. Il faut désormais exiger des parlementaires plus de compétence, de cohérence, et surtout de courage. Refonder le lien entre l’État, le secteur privé et les citoyens passe par un contrat clair : celui du mérite, de la transparence et de la priorité donnée à l’investissement productif. Les PME ne demandent pas la charité. Elles demandent des outils pour travailler. Ce prêt de l’AFD était un de ces outils. Il a été rejeté. Et avec lui, c’est tout un modèle économique qu’on vient de gifler.