Interceptée par la marine israélienne, la flottille Al Soumoud, partie de Tunis pour Gaza, a vu plusieurs de ses navires arraisonnés et ses militants arrêtés, parmi eux onze Tunisiens. Tandis que Madrid, Rome, Brasilia ou Paris réagissent au quart de tour, Tunis s’enferme dans un silence accablant. Les fantasmes du barbecue et du briquet, avancés par le régime, ont changé de rive.
La nuit dernière, mercredi 1er octobre, la mer Méditerranée a basculé dans le silence des communications coupées et le fracas des vedettes israéliennes. La flottille Al Soumoud, partie de Tunis pour briser le blocus de Gaza, a vu plusieurs de ses navires encerclés, abordés et arraisonnés.
À bord du Sirius, le premier Tunisien arrêté : Jihad Ferjani. Rapidement, les organisateurs ont confirmé que 24 autres volontaires tunisiens avaient subi le même sort : Wael Nouar, Yassine Gaïdi, Ghassan Henchiri, Mazen Abdelaoui, Nabil Chennoufi, Abdallah Messaoudi, Aziz Meliani, Nourredine Selouaj, Syrine Ghraïri, Anis Abassi, Mohamed Ali, Lotfi Hajji, Achraf Khouja, Mohamed Mrad, Hamza Bouzouida, Louay Cherni, Mohab Sanoussi, Zied Jeballah, Fida Othmani, Ghassan Klaï, Mohamed Amine Hamzaoui, Khalil Lahbibi, Hossemeddine Ramadi et Mohamed Ali Mohieddine.
Tous sont désormais entre les mains de l’armée israélienne. La flottille, pourtant composée de bateaux civils chargés de vivres et de médicaments, a été traitée comme une menace militaire. Les organisateurs dénoncent une « violation flagrante du droit international » et rappellent que leur mission est strictement humanitaire.
Alma, Sirius, Adara, Spectra, Deir Yassine, Maria Christina et Huga : sept bateaux ont été interceptés mercredi soir. Les images et les témoignages parlent d’une vingtaine de bâtiments militaires israéliens encerclant les navires civils, coupant les communications, brouillant les signaux.
À bord, des personnalités symboliques : Mandla Mandela, petit-fils de Nelson, l’activiste Greta Thunberg, la députée européenne Rima Hassan, l’ancienne maire de Barcelone Ada Colau. Du côté des Tunisiens, on trouve l’activiste Wael Naouar et les journalistes Yassine Gaïdi, Lotfi Hajji et Anis Abassi.
D’un côté, le narratif israélien, parlant de « Hamas-Sumud » et d’un « blocus naval légal » ; de l’autre, les organisateurs dénonçant « des tactiques d’intimidation » et un acte destiné à faire taire toute solidarité. La flottille comptait près de 45 bateaux et des centaines de militants venus de plus de quarante pays.
À l’aube de ce jeudi 2 octobre 2025, le porte-parole Saif Abukeshek affirmait que la flottille poursuivait sa route. Treize bateaux interceptés, environ 200 personnes arrêtées, mais trente continuaient encore de naviguer, à 46 milles nautiques de Gaza. « C’est une attaque illégale contre des humanitaires non armés », martelait le communiqué publié au cœur de la nuit, appelant gouvernements et institutions internationales à exiger la libération des détenus.
La planète réagit, Tunis se tait
Alors que trente bateaux poursuivent encore leur route vers Gaza, l’écho de la flottille a déjà gagné les capitales du monde entier. Partout, les chancelleries se sont emparées de l’affaire, chacun pesant ses mots, certains osant la condamnation frontale, d’autres s’abritant derrière la prudence diplomatique.
Espagne : Madrid a convoqué ce matin la chargée d’affaires israélienne, d’après l’AFP, après avoir, la veille, exhorté la flottille à éviter la zone d’exclusion.
Italie : les syndicats USB et CGIL appellent à une grève générale ce vendredi. Manifestations à Rome, Naples, Bologne. La présidente du conseil Giorgia Meloni avait pourtant ordonné le retrait des frégates italiennes, un revirement jugé « honteux » par ses propres syndicats.
Brésil : à Brasilia, la condamnation est sans ambiguïté. Le ministère des Affaires étrangères a dénoncé « une action militaire du gouvernement israélien qui viole les droits et met en danger l’intégrité physique de manifestants pacifiques ». Le gouvernement a tenu à rappeler que la responsabilité de la sécurité des personnes détenues incombe désormais à Israël. Quinze Brésiliens participaient à la flottille, dont la députée Luizianne Lins, figure du Parti des travailleurs (PT). Le chef de la diplomatie, Mauro Vieira, a assuré avoir exprimé « directement » ses préoccupations à Tel-Aviv. Le président Luiz Inácio Lula da Silva, chef historique de la gauche brésilienne et voix de plus en plus critique d’Israël sur la scène internationale, est allé encore plus loin. Après avoir à plusieurs reprises qualifié la guerre à Gaza de « génocide », il a dénoncé une nouvelle violation grave du droit international. Pour Lula, qui place la Palestine au cœur de sa diplomatie humaniste, l’arraisonnement de la flottille illustre l’isolement croissant d’Israël face à l’opinion mondiale.
France : le parti d’extrême gauche « La France insoumise » appelle à des rassemblements ce jeudi à 18h30 « partout en France » pour la libération des équipages. Des élus du mouvement se trouvent à bord de la flottille — Rima Hassan et Emma Fourreau (eurodéputées), Marie Mesmeur (députée d’Ille-et-Vilaine) et François Piquemal (député). Des images de la place de la République montrent déjà Éric Coquerel, Manuel Bompard et Sophia Chikirou. Jean-Luc Mélenchon attaque frontalement le gouvernement, accusant le ministre des Affaires étrangères de « donner raison à Netanyahu ». De son côté, le MAE Jean-Noël Barrot appelle les autorités israéliennes à assurer la sécurité des participants, à garantir leur protection consulaire et à permettre leur retour en France dans les meilleurs délais, tout en rappelant que Paris avait formellement déconseillé ce déplacement. Marine Tondelier, cheffe des Écologistes (EELV), qualifie l’arraisonnement de « nouveau scandale signé Netanyahu » et presse l’exécutif français d’intervenir pour protéger tous les équipages.
ONU et UE : rappellent les attaques de drones de septembre, dénoncent les intimidations israéliennes et appellent à protéger les civils.
À Madrid, à Rome, à Brasilia, à Paris, les réactions fusent, les parlements s’animent, les syndicats descendent dans la rue. Partout, on débat, on condamne, on manifeste. Partout, sauf à Tunis. Ici, les autorités observent un silence pesant, comme si la mer Méditerranée s’arrêtait aux côtes libyennes.
Pendant ce temps à Tunis…
Pendant que les navires de la flottille étaient encerclés par la marine israélienne, la télévision publique tunisienne diffusait mercredi soir un spectacle de Soulamia. À l’instant même où des Tunisiens étaient arrêtés en Méditerranée, la chaîne nationale, financée par l’argent des contribuables, se contentait de remplir son antenne avec un programme folklorique, comme si rien ne se passait.
Du côté des médias publics, le silence a été quasi total. Seules quelques antennes de la Radio nationale ont timidement évoqué l’affaire. Les médias privés, eux, ont partiellement pris le relais, certains relayant heure par heure l’évolution des événements — parmi eux, Business News, IFM et Mosaïque FM, qui ont tenu leurs lecteurs et auditeurs en haleine au fil de la nuit. Mais dans l’ensemble, la couverture est restée fragmentée, trop faible au regard de l’ampleur de la situation : une flottille partie de Tunisie, avec des Tunisiens arrêtés par Israël.
Sur les réseaux sociaux en revanche, l’effervescence est totale. Depuis mercredi soir et jusque dans la matinée de jeudi, les fils Facebook et X se sont embrasés. Les internautes commentent, partagent, débattent. Certains tentent de réduire la flottille à une opération folklorique sans effet face à la puissance militaire israélienne. Mais ces voix sont rapidement balayées par une majorité qui rappelle une évidence : les militants de la flottille, eux, ont agi. Ils ont fait parler de Gaza sur toutes les chaînes, dans toutes les capitales, ils ont remis la question palestinienne au centre de l’actualité mondiale. Rien que pour cela, leur geste est déjà une victoire.
Et puis il y a ce silence — lourd, accablant, consternant presque indécent — des autorités tunisiennes. Pas une déclaration, pas une réaction, pas même un communiqué de façade hier soir. Alors que l’Espagne, l’Italie, le Brésil, la France ont réagi au quart de tour, le ministère des Affaires étrangères et la présidence de la République se sont enfoncées dans le mutisme. Le contraste est saisissant : des capitales lointaines, parfois à des milliers de kilomètres du monde arabe, prennent position, convoquent des diplomates, dénoncent Israël. Pendant ce temps, en Tunisie, rien. Le président Kaïs Saïed, qui aime tant marteler son attachement à la Palestine dans ses discours, n’a pas prononcé un mot. Pas lors du départ de la flottille à Sidi Bou Saïd, saluée par des milliers de Tunisiens. Pas quand les navires ont été attaqués presque sous ses fenêtres, à quelques encablures de Carthage. Pas même après l’arrestation de ses propres concitoyens par l’armée israélienne.
Le silence de l’État tunisien résonne plus fort que toutes les prises de parole étrangères. Et il dit tout : une cause qu’on brandit à chaque discours, mais que l’on abandonne dès qu’il faut agir.
De Sidi Bou Saïd à Tel Aviv, le barbecue continue
À vrai dire, ce silence n’est pas trop surprenant. Il faut se souvenir des nuits du 8 et 9 septembre, quand les navires Family et Alma avaient été incendiés au mouillage à Sidi Bou Saïd. Les organisateurs parlaient de drones israéliens. Les autorités, elles, ont d’abord parlé de gilet de sauvetage brûlé, dû à un mégot de cigarette, avant d’admettre, le lendemain, du bout des lèvres qu’il s’agissait d’une attaque. Une enquête avait été promise : elle n’a jamais abouti. Des rumeurs ont circulé sur les réseaux sociaux (notamment des pages partisanes du régime) parlant de l’arrestation d’un agent étranger, (présenté dans un premier temps comme ukrainien, avant de dire qu’il est croate). Sauf que ces informations n’ont jamais été confirmées par les autorités.
En revanche, il reste cette explication restée dans les annales : le 8 septembre, alors que deux navires de la flottille étaient incendiés à Sidi Bou Saïd, certains propagandistes du régime ont cru habile de parler d’un barbecue de poissons mal éteint, lors d’une prétendue « soirée arrosée ». Une version grotesque, répétée pour minimiser l’affaire et rabaisser les militants.
Trois semaines plus tard, l’enquête promise a disparu, les rumeurs d’agents étrangers se sont évanouies et le silence officiel s’est épaissi. Quant aux propagandistes, si prompts à moquer la flottille et à l’enfermer dans le folklore, ils se sont évanouis dans la fumée de leurs propres histoires.
La suite, elle, n’a rien d’un folklore. La flottille a pris la mer, défié les interdits et aujourd’hui ses militants sont tombés aux mains de l’armée israélienne. Ironie de l’histoire : s’ils n’ont pas eu l’occasion de savourer leurs grillades sur les quais de Sidi Bou Saïd, ils auront peut-être droit à un banquet ailleurs, à Tel Aviv, accompagné de ce fameux « blanc israélien » dont la réputation dépasse largement les frontières.
Maya Bouallégui