Le fait saillant de l’actualité de la semaine, voire de l’année, est incontestablement la condamnation à mort d’un illustre inconnu, Saber Chouchane de son nom, pour avoir publié des posts Facebook critiquant le président de la République. Le jugement est tellement surréaliste que beaucoup ont cru à une énième intox.
Après le choc des premiers instants, la majorité des Tunisiens ont ciblé et injurié le juge qui a prononcé la peine, en diffusant sa photo sur les réseaux sociaux. Comme à leur habitude, les autorités se sont murées dans le silence. Aucun commentaire, aucun communiqué. Elles ont cependant envoyé leurs sbires sur les réseaux sociaux pour nous expliquer que le juge en question n’est qu’une figure de l’ancien régime. Il serait à la solde de Noureddine Bhiri et aurait prononcé la peine capitale dans l’objectif de déstabiliser et noircir le régime de Kaïs Saïed. Le refrain habituel, quoi : théorie du complot, ce n’est pas nous, c’est les autres.
Sans chercher aucunement à défendre le juge en question — il est de toute façon indéfendable et ne mérite aucune clémence —, il n’est pas inutile de rappeler que le juge n’est pas le seul coupable. Il n’est même pas le premier coupable, car le premier coupable est Kaïs Saïed. Voici pourquoi, à partir de faits incontestables, il faut accabler en premier lieu le président de la République. Notez que je risque littéralement ma peau avec cette analyse.
Une chaîne de lâcheté judiciaire
Il y a une série de textes qui sanctionnent une publication sur les réseaux sociaux ou dans un média : le décret-loi 115, le code des télécoms, le décret 54 et le code pénal.
Chronologiquement, le premier à s’être saisi de l’affaire est le procureur de la République, hiérarchiquement dépendant de la ministre de la Justice. C’est lui le premier qui a traduit Saber Chouchane sur la base de l’article 72 du code pénal, lequel prévoit la peine de mort.
Le dossier a ensuite été transmis à un juge d’instruction. Ce dernier a émis un mandat de dépôt en janvier 2024 et n’a pas voulu changer la qualification faite par le procureur, alors qu’il en avait le pouvoir. Il y avait un risque à prendre en allégeant la qualification de l’acte d’une personne qui s’en est prise au chef de l’État, et il n’a pas voulu le prendre.
La patate chaude a ensuite été transmise à la chambre d’accusation, composée de trois juges. Pareil ici : on ne voulait pas prendre le risque de modifier l’acte d’accusation.
Le dossier a enfin atterri devant la cour (un an et neuf mois après l’arrestation), composée de cinq juges, qui a prononcé la peine de mort.
Le refus d’appliquer un principe de justice universel
Dans toute cette chaîne, allant du procureur à la cour, aucun n’a voulu prendre le risque de modifier l’acte d’accusation et de dire que le monsieur n’a rien fait d’autre que donner une opinion sur les réseaux sociaux. Aucun des huit magistrats n’a voulu endosser la responsabilité d’alléger la qualification de l’acte d’un Tunisien qui s’en est pris au président de la République. Aucun d’eux n’a voulu choisir un autre texte que le 72. Aucun d’eux ne s’est dit que c’était excessif et disproportionné.
Aucun d’eux ne sait ce qu’est la liberté d’expression. Aucun d’eux n’a vu un film américain dans lequel on évoque le Premier amendement. Aucun d’eux n’a lu la convention de Budapest sur la cybercriminalité de 2001. Aucun d’eux n’a vu ni lu un média européen pour comprendre comment leurs dirigeants sont critiqués, caricaturés, dénigrés du matin au soir.
Au-delà des conventions internationales, des lois tunisiennes et des cultures étrangères, chacun de ces magistrats a violé un principe fondamental et universel de la justice : le principe de lex mitior (terme latin signifiant la loi la plus douce), qui stipule que lorsqu’un même acte est régi par deux lois successives ou concurrentes, le juge doit appliquer celle qui est la plus favorable à l’accusé. Ce principe est édicté dans l’article 5 du code pénal tunisien et dans l’article 15, paragraphe 1, alinéa 2, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), adopté par l’Assemblée générale de l’ONU en 1966.
Huit magistrats, une même peur
On a donc huit magistrats qui se sont renvoyé une patate chaude, choisissant le zéro risque et appliquant la célèbre devise, quasi exclusive à la magistrature tunisienne : « Il vaut mieux que ce soit sa mère qui pleure, plutôt que la mienne. »
Accabler le seul magistrat qui a prononcé la peine est donc injuste.
La question est : pourquoi se sont-ils conduits ainsi, et quel est le tort de Kaïs Saïed dans tout cela ?
Depuis 2022, date à laquelle le président de la République a dissous le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), les magistrats vivent dans la peur.
Certains sont en prison, d’autres au chômage et sans ressources — à qui l’on refuse même de rejoindre le barreau —, d’autres encore en exil, et bien d’autres qui se sont retrouvés mutés du jour au lendemain à des centaines de kilomètres de leur domicile, en pleine année judiciaire.
Chaque fois que le régime n’apprécie pas le jugement d’un magistrat, l’une de ces sanctions tombe. En l’absence de CSM, c’est la chancellerie qui décide des mutations.
Parenthèse en passant : le juge qui a prononcé la peine de mort a été nommé à ce poste il y a quelques mois par décision de la ministre — ce qui dément la théorie du complot formulée par les partisans du régime.
Sous Kaïs Saïed, et contrairement à tous les pays de la planète, la justice n’est pas considérée comme un pouvoir à part entière. Elle est juste considérée comme une fonction.
En clair, les juges ne sont plus des juges, ce sont des fonctionnaires.
Des fonctionnaires au service de l’État, comme nous l’a dit un juge aux ordres il y a quelques jours, qui tentait de se justifier après avoir prononcé une lourde peine contre une opposante.
La hiérarchie judiciaire a donc été vidée de son sens : il n’existe plus de contre-pouvoir, plus de filet institutionnel. Chaque magistrat sait que son sort dépend d’une signature au ministère. La peur n’est pas seulement politique, elle est administrative. Elle s’infiltre dans chaque décision, chaque plume, chaque silence.
Un climat de peur orchestré
En dissolvant le CSM, en mettant les juges à sa botte, en se prononçant sur des affaires en cours, en considérant la justice comme une fonction et non comme un pouvoir, en sanctionnant arbitrairement les magistrats (prisons, révocations, mutations), en refusant l’application de décisions de justice, Kaïs Saïed endosse l’entière responsabilité du climat de peur qui règne sur les magistrats depuis 2022.
La suite logique, c’est que ces derniers, quand leur « chef » est cité dans une affaire, prennent systématiquement parti pour la partie adverse.
Dans toutes les autocraties, les dictateurs ne gouvernent pas seuls : ils délèguent la terreur. Les juges qui tremblent, les procureurs qui obéissent, les chambres qui confirment sans lire, forment l’ossature invisible d’un régime de peur.
Ce ne sont pas des bourreaux, mais des exécutants consentants. Et c’est ce consentement silencieux qui tue la justice avant même qu’on ne la rende.
Et c’est ainsi qu’on a eu des dizaines d’opposants en prison. C’est ainsi aussi qu’un citoyen lambda a été condamné à la peine capitale.
Avant cette sentence choquante, qui a fait le tour du monde, il y a eu Kamel Letaïef, Khayam Turki et Ghazi Chaouachi, condamnés à de lourdes peines de prison, officiellement pour complot contre l’État, alors qu’ils n’avaient fait que s’opposer à Kaïs Saïed.
Il y a eu Abir Moussi, Sonia Dahmani, Mourad Zeghidi et Borhen Bsaïs, envoyés derrière les barreaux pour avoir simplement écrit ou dit des choses déplaisantes au pouvoir.
Il y a eu Lotfi Mraïhi, Ayachi Zammel et Mourad Messaoudi — dernier magistrat jeté en prison —, condamnés à des mois de détention pour la seule faute d’avoir voulu être candidats à la présidentielle.
Une politique judiciaire de la répression
Et puis il y a ce décret 54 scélérat, qui viole la Convention de Budapest et relègue le décret-loi 115 aux oubliettes.
C’est sur la base de ce texte que des dizaines de journalistes et de citoyens ordinaires ont été condamnés, alors qu’il existait d’autres lois plus clémentes et plus universelles.
Ce décret, c’est Kaïs Saïed qui l’a pondu. Et, malgré les polémiques et les injustices quotidiennes qu’il engendre, il persiste à le maintenir.
La semaine dernière, il a changé tout seul le décret relatif aux sociétés communautaires — alors que le Parlement n’est pas en vacances —, mais il ne daigne toujours pas modifier ce décret liberticide.
La chambre des députés avait bien promis de le faire avant les vacances parlementaires, mais une force (occulte) l’en a empêchée.
En prononçant la peine capitale, le juge a eu peur d’utiliser un autre texte que le 72, pas même le 54, puisqu’il risquait une sanction.
Ou bien il a voulu se faire bien voir par sa « hiérarchie » — terme absurde, car un juge ne doit pas en avoir —, en espérant une promotion après avoir montré sa sévérité à l’encontre de ces impolis qui s’en prennent au président de la République.
Mais peu importe son intention : ce juge n’a fait qu’appliquer la politique judiciaire de l’État, une politique fondée sur la peur et la répression.
Qu’il ait fait du zèle, de la surenchère ou de la lâcheté, le juge n’a fait qu’appliquer une politique voulue et dessinée par le régime. Ce n’est pas la justice qui a condamné Saber Chouchane à mort. C’est la peur.