L’Association des magistrats tunisiens (AMT) a publié, mardi 7 octobre 2025, un long communiqué dans lequel elle dresse un constat alarmant sur la situation du pouvoir judiciaire, qu’elle estime désormais « entièrement sous la coupe du ministère de la Justice ».
L’organisation affirme que l’année judiciaire 2025-2026 s’est ouverte dans un climat d’ingérence sans précédent du pouvoir exécutif. Selon l’AMT, la ministre de la Justice continue d’émettre, tout au long de l’année, des notes de service portant sur la nomination, la mutation, la destitution ou l’affectation de magistrats de tous grades, y compris ceux du parquet et de l’instruction. L’association parle d’un « mouvement judiciaire continu et arbitraire » qui a fini par instaurer un état de désordre permanent dans les juridictions.
Il s’agit, selon elle, de la troisième année consécutive où la magistrature fonctionne sans aucune garantie institutionnelle d’indépendance. Depuis la création du Conseil supérieur provisoire de la magistrature par le président de la République – rapidement gelé puis vidé de toute fonction – le ministère de la Justice s’est arrogé la totalité de ses prérogatives, concentrant entre ses mains la gestion du corps judiciaire.
L’AMT dénonce également la vacance délibérée de plusieurs postes clés depuis plus de deux ans, notamment ceux de premier président et de procureur général près la Cour de cassation ainsi que celui de président du Tribunal immobilier. Ces fonctions, essentielles à la continuité du système judiciaire, demeurent non pourvues, ouvrant la voie à une ingérence directe du pouvoir exécutif dans les institutions judiciaires.
L’association rappelle que le recours systématique aux notes de service viole l’article 121 de la Constitution de 2022, qui interdit toute mutation sans consentement du magistrat. Aucune base légale ne justifie cette pratique, utilisée selon elle de manière intensive, arbitraire et sans aucune supervision du Conseil supérieur de la magistrature. L’AMT affirme avoir recensé plus de mille notes de service émises en deux ans, provoquant un bouleversement du paysage judiciaire, une instabilité chronique et une généralisation des nominations et mutations désordonnées.
Dans son communiqué, l’association condamne avec force la mainmise de l’exécutif et de la ministre de la Justice sur les carrières des magistrats, affirmant que cette emprise vise à les soumettre aux directives politiques et compromet gravement l’État de droit. Elle met en garde contre les conséquences graves d’une telle domination, qui installe un climat de peur et d’insécurité au sein de la magistrature et nuit directement au respect des droits et libertés des citoyens.
L’AMT tient le ministère de la Justice pour pleinement responsable de la dégradation du service public de la justice. Elle déplore l’absence de toute vision réformatrice, remplacée par une politique autoritaire fondée sur les sanctions, les mutations punitives et la répression à l’encontre des juges afin de les soumettre aux orientations du pouvoir.
L’association relève également de nombreuses irrégularités dans la gestion des carrières judiciaires : déséquilibre flagrant dans la répartition des magistrats entre les tribunaux, maintien prolongé de postes vacants, nominations arbitraires sans critères objectifs, exclusion de magistrats expérimentés au profit de profils jugés « plus dociles », changements répétés dans la composition des chambres des juridictions supérieures et utilisation des notes de service à des fins punitives.
L’AMT avertit que cette gestion autoritaire a provoqué un engorgement inédit des tribunaux, un allongement excessif des délais de jugement et un recul de la mission fondamentale du juge : protéger les droits et les libertés. Elle évoque une tendance inquiétante de certains magistrats à prononcer des décisions disproportionnées, soit par crainte du pouvoir exécutif, soit pour s’en rapprocher. Elle cite en exemple la condamnation d’un détenu pour avoir refusé de regarder un reportage consacré au président de la République, ou encore la peine de mort infligée à Nabeul à un citoyen pour de simples publications sur Facebook vues par un nombre restreint d’internautes.
L’association exprime par ailleurs sa profonde inquiétude quant au traitement des recours intentés par les magistrats révoqués. Elle redoute que la Cour d’appel de Tunis, présidée par un magistrat nommé par note de service en violation des conditions légales, ne rejette leurs demandes. Elle rappelle que ce président a lui-même présidé des audiences dans des affaires sensibles, dont celle d’un candidat à la présidentielle, en refusant aux avocats le temps nécessaire pour préparer leur défense.
L’AMT dénonce aussi la campagne de désinformation menée par certains individus qu’elle qualifie « d’intrus dans les médias », accusant à tort l’association d’être intervenue dans l’affaire de la condamnation à mort de Nabeul. Elle rejette fermement ces allégations, y voyant une tentative de dédouaner le pouvoir exécutif et le ministère de la Justice de leurs responsabilités dans la crise actuelle. L’association annonce son intention d’engager des poursuites judiciaires contre les auteurs de ces accusations.
L’AMT appelle le pouvoir politique à revoir d’urgence sa politique qu’elle juge « catastrophique » envers le corps judiciaire et responsable de l’aggravation de la crise du service public de la justice. Elle exhorte les magistrats à ne pas céder aux pressions ni à se soumettre aux directives de l’exécutif, les avertissant que toute complaisance conduit à leur instrumentalisation et à leur sacrifice dès que des dérives sont révélées.
Elle invite les magistrats victimes de décisions arbitraires à saisir le tribunal administratif pour contester les notes de service illégales émises par le ministère de la Justice. Enfin, l’association appelle l’ensemble de la société tunisienne à prendre conscience de la gravité de la situation et à défendre les magistrats qui, dans le silence et la patience, continuent à protéger l’indépendance de la justice, les droits fondamentaux et les libertés publiques.
Dans ce communiqué, l’Association des magistrats tunisiens conclut en affirmant que la Tunisie traverse aujourd’hui une crise sans précédent dans son histoire judiciaire, marquée par « la confiscation totale du pouvoir judiciaire par le ministère de la Justice et par l’effacement progressif de toutes les garanties d’indépendance des magistrats ».





M.B.Z