La Banque centrale de Tunisie (BCT) et le dinar viennent de célébrer leur 67e anniversaire — symboles de la reconquête de la souveraineté financière nationale. Mais où en est-on aujourd’hui ? En Tunisie, il est désormais plus simple pour le gouvernement d’insérer un article dans la loi de finances pour financer tout le déficit budgétaire que d’avoir le courage politique de modifier les statuts de la BCT afin d’encadrer le financement direct de l’État, tel que proposé auparavant par des parlementaires. Ainsi, la BCT demeure « indépendante » en apparence, tandis que la Kasbah peut puiser librement dans ses caisses, sans limite, sans coût et sur le long terme.
Une économie en stagnation, sans vision de réforme
Le projet de loi de finances pour 2026, publié parallèlement aux nouvelles projections du FMI, confirme le ralentissement structurel de l’économie tunisienne : la croissance réelle du PIB, après une courte reprise, devrait baisser sur la période 2026-2030 et plafonner autour de 1,4%. Cette période coïncide pourtant avec le lancement du Plan de développement économique et social (2026-2030), dont les grandes orientations demeurent toujours inconnues, à quelques semaines de son entrée en vigueur. Le projet de loi de finances, quant à lui, illustre une tendance persistante : absence de vision stratégique, priorité donnée à la dépense publique et multiplication des taxes, au risque d’étouffer les dernières activités productives encore dynamiques.
Nous nous concentrerons ici sur deux dispositions clés qui touchent directement la BCT : l’article 12, sur le financement direct du Trésor, et l’article 57, qui légalise les paiements en espèces pour les larges transactions.
En 2026, et pour la première fois, la BCT devient la principale source de financement de l’État (11 milliards de dinars), devant les banques commerciales (8,1 milliards, en baisse de 45%) et les emprunts extérieurs (6,8 milliards). Cette mutation traduit une triple impasse : un marché bancaire domestique asséché, des difficultés croissantes à mobiliser des fonds à l’étranger et une dépendance accrue à la création monétaire.
La dépendance du budget à l’égard de la BCT apparaît encore plus préoccupante si l’on inclut les bénéfices de la BCT au titre de l’année 2025 à verser au Trésor en 2026 (1,1 milliard de dinars en 2025). L’ensemble porterait ainsi la contribution totale de la BCT au financement direct du budget à 12,1 milliards de dinars, soit 17,5 % des dépenses totales prévues pour 2026 — une proportion considérable qui illustre la montée d’une dépendance structurelle au financement monétaire.
Le plus préoccupant n’est pas seulement l’ampleur croissante du financement monétaire, mais le fait que la BCT s’apprête désormais à couvrir la totalité du déficit budgétaire, et non plus une simple partie comme en 2024 et 2025. Au-delà des risques macroéconomiques évidents qu’une telle dérive peut entraîner — notamment l’aggravation des tensions inflationnistes, l’érosion de la crédibilité financière de la Tunisie et la pression accrue sur la stabilité du dinar —, trois risques spécifiques méritent d’être soulignés :
1. La Banque centrale de Tunisie : une nouvelle Caisse de compensation
Depuis les années 1970, la Caisse générale de compensation a ancré dans la société tunisienne une culture de dépendance aux produits et services bonifiés, coûteux pour le Trésor et destructeurs pour les marchés. Sans s’en rendre pleinement compte, les pouvoirs publics sont en train de reproduire le même schéma : la BCT devient ainsi une nouvelle Caisse de compensation.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en comptant les 11 milliards de dinars au titre de l’année 2026, le total des facilités accordées par la BCT au Trésor sans intérêt s’élèverait à 25 milliards de dinars. Pour se rendre compte de l’ampleur de cette somme, il suffit de noter qu’à elle seule, la BCT financera en 2026 presque l’équivalent de toutes les dépenses de compensation — produits de base, carburant, transport — qui avaient été estimées à environ 11,6 milliards de dinars en 2025.
L’expérience internationale offre un avertissement clair. Le FMI a mis en place des lignes de financement à taux zéro pour les pays à faible revenu. Ce type de financement a joué un rôle utile en permettant à ces pays d’accéder à des ressources financières extérieures et, surtout, de maintenir leur dette à un niveau soutenable. Cependant, l’effet secondaire de cette politique a souvent été problématique : en fournissant des financements bonifiés sans contrainte de marché, elle a contribué à figer les économies concernées et à les rendre dépendantes de ces ressources concessionnelles. Privées de l’incitation à recourir à des financements au coût du marché, ces économies ont souvent été incapables de mettre à niveau leurs structures économiques, de développer leurs marchés financiers et de stimuler l’épargne et l’investissement à long terme. En somme, un soutien généreux peut, paradoxalement, freiner la capacité d’un pays à produire des richesses et à assurer sa souveraineté financière.
La Tunisie suit aujourd’hui cette trajectoire : la gratuité du financement monétaire supprime toute contrainte budgétaire réelle, encourage la dépense publique non productive et reporte indéfiniment les réformes structurelles. En 2026, cette politique permettra ainsi de financer des augmentations salariales et le recrutement massif de 23 000 agents publics, soit le niveau le plus élevé des dix dernières années.
2. La Tunisie : une économie qui repousse sans cesse les réformes
Le financement monétaire du déficit procure au gouvernement un confort illusoire, qui l’empêche d’affronter les choix difficiles.
- Absence d’incitation, de pression et de priorités claires. Libéré de toute contrainte financière immédiate, l’État n’a plus de raison de réformer. Les chantiers prioritaires — restructuration des entreprises publiques, réforme de la fonction publique et du système de compensation — continuent d’être différés. Ce relâchement retarde la consolidation budgétaire et compromet la crédibilité financière du pays.
- Affaiblissement des réformes financières anciennes. Le recours massif à la BCT détruit les efforts de modernisation du marché financier entrepris au fil des années. Ces réformes visaient à renforcer le rôle d’intermédiation des banques, à construire une courbe des taux crédible — reflétant le coût réel du financement à court, moyen et long terme — et à promouvoir l’épargne à long terme à travers l’emprunt national. En substituant à ces instruments modernes le fait du prince, sous la forme d’un financement à long terme, illimité et gratuit, le gouvernement affaiblit la profondeur du marché, réduit les incitations à l’investissement privé et compromet durablement la modernisation financière de la Tunisie.
- Une autosatisfaction périlleuse pour l’avenir. Les autorités tunisiennes affichent une satisfaction dangereuse, convaincues d’avoir préservé la stabilité de l’économie et la pérennité des équilibres financiers. Cette lecture est trompeuse. Une part croissante du financement du budget — environ 25% — provient désormais de la BCT, à taux zéro et sur des maturités longues, ce qui crée une illusion de stabilité. En réalité, cette situation fausse l’évaluation de la soutenabilité de la dette et masque la fragilité du modèle de financement public. Lorsque la Tunisie devra à nouveau recourir aux marchés financiers, elle découvrira des conditions bien plus coûteuses, reflet du risque qu’elle aura elle-même créé.
Enfin, une alerte sur la conformité financière internationale : une mission du Groupe d’action financière (GAFI) s’est tenue en mai 2025 auprès de la BCT et de la Commission tunisienne des analyses financières (CTAF). Fait rare, la réunion de clôture s’est terminée sans déclaration conjointe, révélant des divergences importantes. Après avoir quitté la liste grise du GAFI en 2019, la Tunisie risque d’y être de nouveau inscrite pour non-application intégrale des réformes relatives à la transparence des bénéficiaires effectifs et à la surveillance des professions non financières.
La situation pourrait être aggravée par l’article 57 du projet de loi de finances 2026, qui légalise les paiements en espèces pour les transactions immobilières et automobiles. Cette mesure, s’ajoutant à la décriminalisation de la détention de sommes en espèces égales ou supérieures à 5 000 DT sans justification et à la réforme récente du chèque, semble s’inscrire dans une stratégie favorisant le recours aux paiements en espèces et le développement du secteur informel, déjà florissant en Tunisie. Une telle évolution, en rupture avec les standards internationaux de transparence et de traçabilité des transactions, augmente le risque de non-conformité aux recommandations du GAFI et fragilise davantage le système financier national.
Conclusion
La Tunisie s’engage, consciemment ou non, sur une voie périlleuse : celle d’un financement monétaire devenu structurel et élevé, qui entretient l’illusion d’une stabilité financière retrouvée tout en sapant les bases mêmes de l’économie moderne, patiemment construites par le passé, faisant de la Banque de la Kasbah le symbole d’un modèle de gestion privilégiant la facilité immédiate au détriment de la rigueur et de la vision de long terme.