Alors que la critique frontale du pouvoir est devenue risquée depuis l’entrée en vigueur du décret-loi 54 sur la cybercriminalité, les Tunisiens rivalisent d’ironie et de créativité pour exprimer leur mécontentement. Ces derniers jours, les réseaux sociaux ont vu fleurir de nombreux posts satiriques autour de la manifestation massive de Gabès, oscillant entre moquerie du discours officiel et détournement du récit conspirationniste.
Sur Facebook, plusieurs internautes ont choisi l’humour comme forme de résistance. Adel Zouaoui, par exemple, a tourné en dérision la rhétorique accusant les manifestants d’être manipulés :
« Ce ne sont que quelques centaines de conspirateurs, la plupart des islamistes nostalgiques de Ghannouchi, payés par George Soros, et d’ailleurs le kilo de pommes de terre coûtera bientôt sept dinars. Ils ne passeront pas, et Kaïs les tourmente ! » Une allusion aux propos tenus par le propagandiste Riadh Jrad qui avait soutenu hier que si le Groupe chimique fermait ses portes, le kilo de pommes de terre grimperait à sept dinars.
Et de conclure, dans un clin d’œil mordant : « Abdessalem El Khalilani, 35 ans, partisan du président, le dernier texte qu’il a lu : “Ceci est mon père, Mabrouk.” (Manuel scolaire pour 1e année primaire) »
Une manière fine de railler la crédulité de certains discours pro-pouvoir, tout en contournant la censure.

Le caricaturiste Omrane Cartoons a publié une illustration accompagnée d’un commentaire laconique : « Les ‘ma’jourin’ (vendus) de Gabès réclament leur droit… »
Sous couvert d’un ton neutre, le dessin dénonce l’ironie d’un système qui stigmatise des citoyens défendant leurs droits les plus élémentaires.

Plus direct dans le fond mais toujours dans la nuance, Bassam Bounenni, journaliste et analyste, a écrit :
« Pas besoin aujourd’hui de rapports sécuritaires parlant de naïfs manipulés, ni d’abjects mégaphones invoquant la théorie du complot. Ni George Soros ni aucune puissance au monde ne peut fabriquer un tel élan populaire, discipliné, organisé, et porteur de slogans clairs. Gabès aujourd’hui est la capitale de la Tunisie, le centre d’une décision prise par son peuple avant même ses dirigeants. Le message est limpide : le peuple veut… le vrai peuple, celui qui refuse la mort, le silence, la tristesse et l’obscurité. »

Le blogueur Mehrez Belhassen a partagé quant à lui une image détournée du lobbyiste George Soros, présenté comme une vedette chantant des paroles humoristiques. L’auteur accompagne cette parodie d’un commentaire moqueur sur les théories du complot liées au financement étranger : « Tenez-vous prêts, mes amis, pour la grande surprise ! Le grand événement d’aujourd’hui : le grand maître des financements, le sultan des fonds et le tortionnaire des conspirations. Le grand parrain est arrivé ! Le financement étranger est arrivé, mesdames et messieurs ! ».

L’acteur et réalisateur Nasreddine Shili a publié un post au ton ouvertement moqueur : « J’aimerais remercier chaleureusement M. Kamel Letaïef, M. Khayam Turki et M. George Soros pour la parfaite organisation de la grève générale à Gabès, l’accueil des délégations maçonniques et la générosité de nos frères et sœurs conspirateurs et conspiratrices… »

Une phrase volontairement absurde, qui détourne les éléments de langage utilisés par les partisans du régime pour discréditer toute contestation populaire. En s’appropriant ce lexique conspirationniste, Shili retourne la caricature contre ceux qui l’emploient : le « complot » devient ici une blague collective.
S.H