De la céramique aux médias, Lotfi Abdennadher aura tout eu : le pouvoir, la fortune, les relais. L’ancien président du Club Sportif Sfaxien, devenu magnat des carreaux et des ondes, voit aujourd’hui son empire se fissurer comme la faïence qu’il fabriquait. Somocer et Sotemail, ses deux fleurons industriels, sont en lambeaux. Les bilans 2024, publiés la semaine dernière avec six mois de retard, dévoilent un naufrage industriel, judiciaire et moral.
On le voyait partout. Dans les gradins du Club Sportif Sfaxien qu’il présida, dans les usines où il posait en patron bâtisseur, et jusque sur les ondes des radios privées où son empreinte s’entendait. Lotfi Abdennadher a construit, pièce après pièce, un conglomérat qui semblait incarner le rêve industriel tunisien. D’un côté, la céramique avec la reprise de Somocer à la fin des années 1980 à Menzel Hayet (Monastir), un site étendu, des centaines d’emplois et l’ambition d’exporter avec des standards de qualité revendiqués. De l’autre, la création en 2004 de Sotemail à Souassi (Mahdia), présentée comme une unité robotisée « unique en Afrique » par le groupe. Autour de ce cœur industriel, un dispositif élargi de sociétés liées et de canaux commerciaux, des participations médiatiques – Mosaïque FM, Diwan FM – qui offraient au patron un relais d’influence, et une société du groupe active dans les huiles, citée dans la procédure judiciaire. La vitrine était lisse, le récit maîtrisé, l’empire semblait tenir.
Jusqu’à ce qu’apparaissent les premières fissures. Le 8 avril 2024, le pôle économique et financier ouvre une enquête pour blanchiment d’argent et corruption visant l’homme d’affaires et certaines de ses structures, dont celle active dans les huiles. Le 25 septembre 2024, la condamnation à six ans de prison tombe dans l’affaire des prêts bancaires irréguliers. Abdennadher prend la fuite à l’étranger.
Derrière lui, Somocer et Sotemail, toutes deux cotées en bourse, entrent dans la zone de turbulences dont témoignent, noir sur blanc, leurs états financiers 2024, publiés la semaine dernière avec six mois de retard, et les réserves des commissaires aux comptes Chiraz Drira (CRG Audit) et Ahmed Sahnoun (MTBF).
Somocer : la céramique sous mandat judiciaire
Le cœur du désastre bat à Somocer, fleuron historique du groupe.
Ses états financiers 2024 sont une chronique de faillite annoncée si on lit les rapports des deux commissaires aux comptes :
- Résultat net : –28,8 millions de dinars (contre –11,9 MD en 2023).
- Chiffre d’affaires : 56,1 MD (en baisse de 37 %).
- Trésorerie nette : –16,1 MD.
- Créances douteuses : 14,3 MD.
- Provisions pour risques : 5,7 MD.
- Endettement bancaire et fiscal : près de 60 MD.
Les capitaux propres, affichés à 68 MD, ne doivent leur survie qu’à une réévaluation comptable des terrains de 32,1 millions de dinars. Sans cette astuce, Somocer aurait basculé dans le rouge total.
Face à cette dérive, et suite à la fuite à l’étranger de Lotfi Abdennadher, la justice intervient. Le 12 avril 2024, le Pôle économique et financier ordonne le gel des comptes bancaires et la nomination d’un administrateur judiciaire.
Le 9 mai 2024, un nouveau mandataire prend la relève. Puis, le 17 février 2025, deux administrateurs et un contrôleur sont désignés. Enfin, le 24 juin 2025, un troisième mandataire est ajouté, formant un comité de gestion à trois têtes — symbole d’un chaos administratif devenu institutionnel.
Les commissaires aux comptse notent la multiplication des incertitudes : amendes douanières, gel judiciaire des comptes, dépendance à la dette, créances intersociétés douteuses, et valeur illusoire des participations (notamment Sotemail, valorisée à 24,3 MD).
Leur rapport, daté du 25 juin 2025, ne laisse aucun doute : la continuité d’exploitation est « gravement compromise ».
Sotemail : la sœur jumelle du désastre
À quelques kilomètres de Somocer, la même tragédie se rejoue.
Sotemail, autre fierté du groupe présente un bilan tout aussi sinistré, publié également avec six mois de retard :
- Résultat net : –14,524 millions de dinars (contre –9,7 MD en 2023).
- Chiffre d’affaires : 37,44 MD (–34 %).
- Trésorerie nette : –12,6 MD.
- Capitaux propres : 47,9 MD, dont 25 MD issus de réévaluations comptables.
- Dettes bancaires et fiscales : plus de 40 MD.
- Créances clients douteuses : 9,1 MD.
Les mêmes commissaires — M. Sahnoun et Mme Drira — rendent un rapport daté du 27 juin 2025, rendu public seulement la semaine dernière, formulant les mêmes réserves que pour Somocer : créances intersociétés non garanties, procédures douanières pendantes, dépendance à la dette, et « continuité d’exploitation incertaine sans restructuration profonde du groupe ».
Là aussi, la société a basculé sous administration judiciaire : un premier mandataire le 9 mai 2024, deux autres le 3 décembre 2024, puis un comité tripartite en mars 2025.
Depuis, Sotemail tourne au ralenti. Ses fournisseurs se retirent, ses exportations chutent, et les rares commandes locales ne couvrent plus les charges fixes.
Un système d’autofinancement circulaire
Les deux sociétés fonctionnaient comme les deux bras d’un même corps malade.
Elles s’échangeaient des prêts, des avances et des factures croisées dans un mécanisme d’autofinancement circulaire : Somocer prêtait à Sotemail et inversement, pour maquiller les pertes de l’une avec les fonds de l’autre.
Les commissaires aux comptes parlent de « flux intersociétés non conformes au code des sociétés commerciales » et rappellent que 21 millions de dinars circulent entre les entités sans garanties, sans remboursements et sans justification claire.
Exemple emblématique :
– Somocer Négoce a bénéficié d’un prêt de 8,7 MD sur dix ans.
– AB Corporation a reçu 2,9 MD, sans garanties.
– Sotemail détient des créances sur Sanimed et Périmètre de gestion qui ne seront probablement jamais recouvrées.
Un schéma de fuite en avant, où les pertes de l’une servaient à masquer celles de l’autre, jusqu’à ce que tout le système s’effondre.
Les amendes douanières : la céramique du scandale
À cette débâcle financière s’ajoute un volet judiciaire.
Somocer a écopé de deux amendes douanières :
3,7 millions de dinars en 2022, après un premier contrôle ; 4,1 millions en 2024. La société approuvé la première amende et a commencé à la payer, mais elle conteste la seconde. « Des provisions pour risques et charges ont été constituées, en 2023 et 2024, afin de couvrir les pertes qui seront probablement supportées par la société suite à ce contrôle. Le degré d’incertitude grevant l’estimation des montants provisionnés n’est pas négligeable eu égard aux circonstances actuelles », mentionnent les commissaires aux comptes.
Les contrôles de Sotemail, eux aussi en cours, portent sur des irrégularités d’importation de carreaux et des faux certificats d’origine.
Les commissaires notent prudemment que ces dossiers « exposent la société à des risques matériels significatifs non provisionnés ». En clair : les pertes réelles sont probablement bien supérieures à celles affichées.
De la gloire sportive à la débâcle morale
Pour ceux qui ont connu le président Abdennadher en tribune, costume cintré et regard conquérant, cette chute a des airs de tragédie grecque.
L’homme qui avait fait du Club Sportif Sfaxien une vitrine de son empire, le patron que les politiques écoutaient et que les banquiers courtisaient, a fini par incarner ce qu’il prétendait combattre : la confusion entre réussite et impunité.
Les mêmes mécanismes — favoritisme, facilités bancaires, proximité du pouvoir — qui avaient bâti son ascension, ont précipité sa chute.
Aujourd’hui, le roi de la faïence n’est plus qu’un fugitif, et son empire une succession de bilans rouges et de jugements.
Un empire fissuré jusqu’à la moelle
Somocer et Sotemail, deux sociétés jadis synonymes de prospérité, affichent désormais un déficit cumulé de près de 43,3 millions de dinars en 2024, une trésorerie globale négative de 28 millions, et un endettement supérieur à 100 millions.
Les administrateurs judiciaires se succèdent, les tribunaux multiplient les ordonnances, les commissaires tirent la sonnette d’alarme.
Et au milieu de ce champ de ruines, des usines tournent à vide, des ouvriers attendent leur salaire, et des fournisseurs ne savent plus à qui s’adresser.
La fin d’un système
Le destin de Somocer et de Sotemail dépasse le simple cas d’un homme d’affaires déchu.
Il raconte, à sa manière, le naufrage d’un modèle économique tunisien fondé sur le piston, l’opacité et la connivence.
Pendant vingt ans, on a laissé prospérer des fortunes bâties sur les faveurs et non sur la transparence.
Aujourd’hui, les chiffres parlent d’eux-mêmes : les bilans sont rouges, les comptes gelés, les juges remplacent les patrons, et les ouvriers payent les pots cassés.
Dans les couloirs de Monastir, où les mandataires judiciaires s’échinent à sauver ce qui peut l’être, un cadre résume la situation d’un ton las : « La céramique, c’est fragile. Mais là, ce n’est plus une fissure, c’est un effondrement. »
Maya Bouallégui