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À la colère des Gabésiens, Kaïs Saïed répond par un discours inintelligible

Service IA, Business News

Par Raouf Ben Hédi

Gabès a vécu, mardi 21 octobre 2025, une journée historique. La ville la plus polluée de Tunisie a observé une grève générale massivement suivie et une marche sans précédent pour réclamer la fermeture des unités du Groupe chimique tunisien. En réponse, le président de la République s’est contenté d’un discours confus, sans mesure concrète, où il a mêlé références obscures, conspirationnisme et allusions incomprises.

Une impressionnante marée humaine a déferlé dans les rues de Gabès, mardi 21 octobre. Entre 40 et 45.000 personnes ont pris part à une manifestation partie de la place Ain Salam, en plein cœur de la ville. C’est une première en Tunisie qu’un mouvement à caractère écologique rassemble une foule aussi massive et disciplinée. Les manifestants, issus de toutes les catégories sociales, ont marché dans le calme, brandissant des pancartes exigeant la fermeture des unités polluantes du complexe chimique de Chott Essalem. Leur mot d’ordre, repris d’une seule voix, était clair : « Le peuple veut le démantèlement des unités. »

Une ville à l’arrêt et un ras-le-bol généralisé

En parallèle, une grève générale a été largement suivie. Cafés, commerces et restaurants ont fermé leurs portes. La ville a tourné au ralenti, symbole d’une population à bout de souffle, mais unie dans un même cri d’alarme. La colère est ancienne, nourrie par des décennies de pollution industrielle, de maladies respiratoires et de cancers, notamment chez les enfants. Ces dernières semaines, la tension est montée d’un cran, après une série d’arrestations de jeunes accusés par les autorités d’être manipulés par des « parties étrangères ».

Jusqu’ici, ces accusations n’ont jamais été étayées par la moindre preuve. Le porte-parole de la Garde nationale avait évoqué de l’argent distribué pour inciter les jeunes à manifester, tandis que certains partisans du régime sont allés jusqu’à citer George Soros comme instigateur. Sur le terrain, la réalité est tout autre : la colère est bien réelle, profonde et partagée. Elle a atteint, mardi, un niveau jamais observé depuis des années.

Une réponse présidentielle déroutante

Dans la soirée, les habitants attendaient une réponse à la hauteur de la mobilisation. Le communiqué de la présidence est tombé à 1h44 du matin. Kaïs Saïed avait reçu la cheffe du gouvernement, Sarra Zâafrani Zenzri, pour « suivre la situation à Gabès ». Dans un discours de huit minutes, le président a livré une intervention confuse, entre citations historiques et dénonciations de complots.

« C’est un moment historique », a-t-il lancé, rendant hommage à la mobilisation des habitants tout en affirmant que « des parties corrompues » cherchaient à exploiter leur douleur. Il a évoqué des personnages notamment Mohamed Daghbagi ou certains inconnus du grand public comme Farazdaq (poète arabe célèbre du VIIᵉ siècle, NDLR), et s’est risqué à une référence énigmatique à « un journal français intitulé de A jusqu’à Zut », visiblement pour tacler la génération Z. Kaïs Saïed a beau parler d’un journal connu, nous avons cherché : aucun média connu ne porte ce nom, et cette expression de A à Zut n’a jamais été employée auparavant hormis dans un sombre manuel de phonétique. Cette mention, incomprise et invérifiable, s’ajoute à un discours qui a dérouté jusque parmi ses partisans.

Le président a également dénoncé « des responsables corrompus » ayant « vendu des illusions » au peuple depuis 2013, évoquant des « milliers de milliards » investis sans résultats.

Il évoque même un mémoire de doctorat qui a présenté des solutions à la ville. Paradoxalement, c’est le même Kaïs Saïed qui a chargé, la semaine dernière, son ministre de l’Équipement pour rencontrer l’ambassadeur chinois afin de trouver avec lui une solution.

Comme souvent, Kaïs Saïed a promis de « détruire les réseaux des corrompus, où qu’ils se trouvent », avant de conclure sur la nécessité de « vivre dans un environnement sain », sans pour autant annoncer la moindre mesure pour répondre à la crise écologique et sanitaire que traverse Gabès.

L’humour comme dernier refuge face au décret 54

Alors que la critique frontale du pouvoir est devenue risquée depuis l’entrée en vigueur du décret-loi 54 sur la cybercriminalité, les Tunisiens rivalisent d’ironie pour exprimer leur mécontentement. Tout au long de la journée du 21 octobre, les réseaux sociaux ont été inondés de publications satiriques, mêlant sarcasme, absurdité et détournement du discours officiel.

Sur Facebook, Adel Zouaoui a parodié la rhétorique accusant les manifestants d’être manipulés par des puissances étrangères, évoquant « quelques centaines de conspirateurs payés par George Soros » et glissant une pique au propagandiste Riadh Jrad en rappelant sa phrase sur le prix de la pomme de terre. Le caricaturiste Tawfik Omrane, lui, a posté une illustration ironisant sur les « ma’jourin » de Gabès, ces citoyens que le régime décrit comme « vendus ».

Le journaliste Bassam Bounenni a salué la discipline et la clarté du mouvement, estimant que « Gabès est aujourd’hui la capitale de la Tunisie ». D’autres figures publiques, comme l’acteur Nasreddine Shili, ont tourné en dérision les théories du complot, remerciant avec humour « George Soros et les délégations maçonniques » pour la réussite de la grève générale.

Mais c’est le blogueur Mehrez Belhassen, alias Bigga, qui a remporté la palme de l’ironie en rebondissant sur le nom « Farazdaq » prononcé par le président dans son discours diffusé ce matin. Le poète étant pratiquement un illustre inconnu en Tunisie et son nom évoque, en arabe, la pistache. Dans un post écrit en dialecte tunisien, il a écrit : « J’ai compris du discours d’hier qu’ils vont désormais verser le phosphogypse avec du farazdaq et de la roquette… On pourrait même ajouter du persil et un filet de citron ! » Et de conclure, faussement sérieux : « Je propose de remplacer le farzdaq par des cacahuètes, c’est meilleur marché et ça donnera une meilleure saveur. »

Comme prévisible, citer Al Farazdaq dans un discours politique contemporain, sans contexte, sonne hors de propos et pédant, d’où la moquerie généralisée.

Sous couvert d’humour, ces publications traduisent une réalité : face au verrouillage du débat public, le second degré est devenu le dernier espace de liberté pour exprimer la colère et l’incrédulité d’une population qui refuse de se taire.

Un fossé qui se creuse

La journée du 21 octobre restera comme un tournant symbolique dans la relation entre le pouvoir et les citoyens. D’un côté, un peuple qui manifeste pour un droit élémentaire — respirer un air non toxique — et qui, malgré la fatigue et la désillusion, a su exprimer sa colère dans le calme, la dignité, le civisme et l’unité. De l’autre, un président de la République qui a répondu à cette revendication claire par un discours énigmatique, fait de références anachroniques et de formules alambiquées.

La colère des Gabésiens n’a pas été entendue. Elle a été noyée dans une logorrhée où les mots ont remplacé les actes, où la complexité de la langue a pris la place de la clarté des décisions. Les habitants attendaient un signal concret : un engagement, un calendrier, une promesse, ou même un simple mot d’empathie. Ils n’ont eu droit qu’à une tirade absconse sur des personnages oubliés et des conspirations imaginaires.

Ce fossé, entre la réalité vécue par les citoyens et la rhétorique présidentielle, illustre la fracture d’un pays qui ne parle plus le même langage que ses dirigeants. À Gabès, on réclame de l’air pur. À Carthage, on répond par des métaphores et des mots que plus personne ne comprend. Entre les deux, le silence de l’État résonne comme une absence.

Raouf Ben Hédi

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3 commentaires

  1. zaghouan2040

    22 octobre 2025 | 14h14

    Le discours présidentiel st inquiétant parce que le Président ne semble pas saisir menaces et enjeux voire ne semble pas contrôler la situation

  2. Giumichel575

    22 octobre 2025 | 15h12

    Après la génération de l’argent facile sous Ben Ali, les jeunes générations manipulés par Ennahdha après 2011 pour devenirdes extrémistes, voilà qu’avec ce nouveau régime on formate de jeunes générations qui voient des complots partout ce qui place une ambiance de tension entre individus. Il faudrait vraiment être débile et décérebré pour croire au complot. Ça fait un peuple de schizophrènes

  3. HatemC

    22 octobre 2025 | 19h37

    Kaïs Saïed : un président érudit, mais déconnecté ?

    Un président qui parle souvent comme un professeur d’histoire ou un rhéteur, alors que le pays attend un chef d’État pragmatique capable de décisions concrètes.
    Kaïs Saïed a toujours cultivé un style singulier, un langage puisé dans la littérature arabe classique, des citations érudites, des métaphores d’un autre âge.
    Ses discours ressemblent parfois à des leçons de philologie plus qu’à des orientations politiques.

    Mais cette éloquence, qui séduisait au début par sa sincérité et sa différence, est devenue un écran de fumée.

    Pendant que le pays s’enfonce dans la crise économique et sociale, il parle de “rendez-vous avec l’Histoire”.

    Tandis que les institutions se figent, il évoque des “voix rouillées” et des “mercenaires de l’étranger”.

    Et quand les citoyens demandent des solutions, il répond par des paraboles.

    Cette posture “mystique” ou “moralisante” peut impressionner les crétins et les faibles d’esprit, mais elle fatigue une opinion publique en quête de clarté, d’action et de résultats.

    Kaïs Saïed n’est pas dépourvu de culture ni de convictions, mais il gouverne davantage par le symbole et la parole que par la stratégie et le résultat … HC