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Le dénigrement systématique de la décennie démocratique : une pratique toxique

Par Mohamed Salah Ben Ammar

Il faut une sacrée cécité volontaire et une surdité assumée pour ignorer l’évidence : la Tunisie s’enlise dans une logique de vengeance d’État digne des plus sombres tragédies antiques… ou des pires comédies noires.

La décennie que l’on qualifie injustement de « noire » fut certes imparfaite, stressante, parfois exaspérante, mais elle portait la promesse fragile de liberté et de dignité. Cette expérience démocratique naissante a été pervertie par des forces obscures, transformée en un remake tunisien de House of Cards.

Transformer cette véritable parenthèse démocratique saluée par le monde entier en « malédiction nationale » est la seule véritable réussite de la propagande du régime. Une approche machiavélique redoutable — mais quelle pauvreté d’esprit, quelle indigence intellectuelle, quelle injure à l’avenir !

Frapper les symboles, ruiner les actes emblématiques, délégitimer tout ce qui a précédé — y compris la Constitution elle-même pour exister ! C’est un triste classique.

Les foules applaudissent, le pouvoir jubile, et les vieilles méthodes de la dictature retrouvent une sinistre vigueur.

Aujourd’hui, le discours officiel fracture le peuple en deux : les « purs » et les « corrompus ». Derrière cette simplification manichéenne se cache une revanche politique raffinée : gouverner par la peur est devenu un sport national.

Un chapelet d’injustices

Le Dr Riadh Mouakher, ancien ministre, récemment blanchi après un calvaire judiciaire kafkaïen, n’est pas un cas isolé. PDG de Tunisair, hauts fonctionnaires, dirigeants de banques, anciens présidents, chefs de gouvernement, président du Parlement, ministres ou hommes d’affaires : tous happés par la même spirale d’accusations ubuesques, tragiques si elles n’étaient pas risibles. Certains ont eu droit à la révolution permanente ; nous, nous avons le complot permanent. Chacun ses malheurs.

Pour qui observe avec lucidité, la seule décennie véritablement démocratique depuis l’indépendance est désormais traitée comme un crime de lèse-nation. La « décennie noire », disent-ils… comme si accepter que la démocratie est lente, imparfaite et intrinsèquement humaine était un luxe que notre nation ne pouvait s’offrir.

Un ancien président de la République vit en exil, quatre anciens chefs de gouvernement sont poursuivis ou emprisonnés, l’un d’entre eux ne doit sa liberté qu’à son état de santé, l’ancien président du Parlement est détenu… Ce n’est pas le hasard : c’est l’exécution d’un plan délibéré visant à effacer toute trace du passé pour mieux asseoir l’illusion d’un « nouveau départ ».

Le ressentiment comme carburant

Durant cette décennie, beaucoup de ceux qui s’acharnent à la dénigrer aujourd’hui se sont sentis marginalisés ou profondément déçus. Ces frustrations, le pouvoir actuel les convertit en moteur de haine et d’aveuglement.

Les Tunisiens déçus, croyant punir les élites passées, se sont en réalité punis eux-mêmes ; ils devraient revisiter l’histoire car, comme dans la fable du taureau blanc : laisser dévorer le premier, c’est signer sa propre condamnation.

Aujourd’hui, plus personne n’ose contredire ouvertement le régime. « 99 % de soutien », clament les cercles officiels : une statistique aussi crédible qu’une promesse électorale… et une insulte cinglante à l’intelligence collective. Le projet politique a été remplacé par la revanche : on flatte les blessures au lieu de les panser, les vrais corrompus sont toujours en liberté et on détruit les symboles au lieu de bâtir des solutions. L’ennemi n’est plus la pauvreté : c’est le souvenir de la liberté.

Mémoire expurgée, avenir compromis

Certains rêvent ouvertement d’un régime répressif, osant affirmer que « le Tunisien ne comprend que par la force ». Ce délire fasciste a trouvé un écho alarmant.

Certes, les institutions issues de la Constitution de 2014 n’étaient pas exemptes de défauts, mais elles incarnaient une promesse : un État fondé sur la discussion, la pluralité et la responsabilité. Les liquider dans l’œuf, c’est condamner le pays à répéter ses échecs… avec une arrogance funeste.

Le récit officiel n’a retenu de la décennie 2011–2021, pourtant riche en débats et en expériences, que ses seuls écarts, au point de les caricaturer. Et pourtant, c’est durant cette période que la Tunisie a connu sa plus grande vitalité intellectuelle, politique et artistique depuis l’indépendance.

L’heure de la République civile et de l’avenir

Nous hypothéquons l’avenir, et c’est d’une gravité extrême. Nous avons jeté le bébé avec l’eau (forcément sale) du bain, dirait certains.

La Tunisie ne retrouvera ni stabilité ni dignité tant qu’elle confondra justice et vengeance. La haine ne bâtit pas une nation. Pour construire une République juste et durable, elle doit rester civile et inclusive :

• Souveraineté et équilibre des pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire doivent servir la nation et non la dominer.

• Neutralité de l’appareil de l’État : garantie par la Constitution. Administrations, organes de contrôle, justice, Banque centrale, forces de sécurité, services publics, entreprises publiques — tous doivent pouvoir agir équitablement, indépendamment, sans être inquiétés par le pouvoir en place.

• Justice et réconciliation : amnistie pour les détenus politiques, retour des expatriés, réintégration des voix dissidentes pour reconstruire un débat public ouvert et dynamique.

• Presse libre et indépendante : sa liberté doit être entière, son indépendance économique garantie.

• Pluralisme et alternance démocratique : chaque voix doit compter, chaque parti pouvoir concourir librement, et l’opposition ne doit plus être considérée comme l’ennemie de l’État.

• Réformes institutionnelles urgentes : réviser la Constitution de 2014, renforcer l’indépendance des institutions, instaurer une loi électorale transparente et des organes de contrôle efficaces pour prévenir la corruption et l’arbitraire.

La Tunisie est à un tournant critique : rester prisonnière des rancunes du passé ou construire courageusement un avenir prospère. Le chemin est long, semé d’obstacles, mais c’est le seul qui vaille. La République, le pluralisme, le respect des droits humains et la justice sont les piliers fondamentaux sans lesquels aucun pays n’a jamais bâti une nation prospère.

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