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Deux lectrices, mille discours et zéro politique culturelle

Par Synda Tajine

Ces derniers jours, les Tunisiens se sont enflammés pour Bissan et Bilsan Kouka, deux jeunes filles de treize ans lauréates du défi de lecture arabe.

Leurs photos étaient partout, elles ont été accueillies en triomphe à leur retour à Tunis et de très nombreuses personnes ont découvert un concours dont elles entendent parler pour la toute première fois.

C’est que leur victoire a suscité l’admiration d’une partie du pays, fascinée par cette image d’une Tunisie bien lisse, sage – et « fièrement ancrée dans sa tradition arabo-musulmane ». Sur les réseaux sociaux, dans les cafés ou même chez l’épicier du coin, chacun chantait les louanges de  « ces deux prodiges », comme si elles incarnaient tout ce que la Tunisie rêverait d’être. Tout ce que, pour beaucoup, elle ne sera jamais.

Reçues à Carthage, samedi dernier, le président Saïed, parfait amateur de la langue d’Ibn Khaldoun, a salué  « la qualité de leurs interventions, la richesse de leur pensée et la maîtrise remarquable de la langue arabe ». Il en a profité pour revenir sur sa future réforme de l’éducation, qui « vise à garantir non seulement l’égalité des chances, mais aussi la promotion de l’excellence, de la créativité et du rayonnement intellectuel ».

Facile à dire dans un pays où la lecture ne fait pas partie des traditions. L’État applaudit les initiatives individuelles, mais se contente de rester spectateur, laissant mourir à petit feu un secteur pourtant vital pour l’avenir intellectuel du pays.

Quand la lecture devient un exploit

Car la lecture, soyons honnêtes, n’a jamais été notre fort. Nous sommes un peuple convaincu que posséder un exemplaire du Coran et lire la rubrique faits divers du journal d’hier suffisent à notre épanouissement culturel. Dans ce pays où l’on compte une bibliothèque publique pour 25.000 habitants – quatre pour 100.000 selon l’UNESCO (2023) – nous sommes encore loin de la moyenne mondiale, qui atteint six bibliothèques pour 100 000 habitants (IFLA, 2023). À ce rythme, le lecteur tunisien reste une espèce rare, quasi mythique, à admirer de loin comme un papillon égaré dans le désert.

Et si vous pensiez que la situation s’améliorait, détrompez-vous. Selon le dernier sondage Emrhod (2023) – du temps où on avait encore des sondages – 67% des Tunisiens ne possèdent aucun livre chez eux, en dehors du Coran, des journaux ou des magazines. Un chiffre glaçant, certes, mais légèrement meilleur qu’en 2015, où ils étaient 79% à répondre la même chose. Quelques pages de progrès, donc, mais pas de quoi crier victoire.

Le livre reste, dans notre société, un luxe culturel que l’on ne s’accorde pas, plombé par une crise économique persistante et un désintérêt chronique pour la culture. L’ombre du pragmatisme économique plane : pour beaucoup, le temps de lecture est un luxe qu’on ne peut se permettre, au contraire de la télévision ou du smartphone, bien plus rentables pour l’esprit et le portefeuille.

L’Union des éditeurs tunisiens a d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme. Lors de leur dernière assemblée générale, les professionnels du secteur ont dénoncé « la dégradation continue de leurs conditions de travail, aggravée par le désengagement manifeste du ministère des Affaires culturelles ». Une politique de marginalisation persistante pèse sur le livre et ses acteurs, laissant les éditeurs se débattre avec des moyens dérisoires et un marché exsangue.

Alors, quel intérêt accorde-t-on à la culture ?

En termes budgétaires, le ministère des Affaires culturelles ne dispose que de 414,3 millions de dinars en 2024, soit 0,69% du budget total des ministères. Pour mettre les choses en perspective, le ministère de l’Éducation, lui, dispose de 7.910 millions de dinars, presque vingt fois plus.

Hormis les festivals estivaux, les Tunisiens entendent très peu parler de leur ministre de la Culture et n’attendent pratiquement rien de son action. Quant au secteur privé, il survit comme il peut, mais le décrochage est inévitable. Ce pays qui ne cesse de se targuer de son rayonnement et de vouloir donner des leçons au monde entier ne semble jamais réaliser que la culture n’est pas une vitrine, mais un pilier.

Preuve tangible de cette décadence, Ciné Jamil, l’une des institutions culturelles les plus emblématiques de Tunis, a annoncé qu’il ne pourra désormais plus accueillir les cinéphiles. Après une première fermeture en 2023 due à la pandémie de Covid, le cinéma avait réussi à renaître de ses cendres, mais cette renaissance fut de courte durée.

Avec la fermeture de Ciné Jamil et d’autres lieux mythiques comme le Ciné Amilcar, c’est tout un réseau culturel de proximité qui s’éteint. Ces salles ne sont pas seulement des lieux de divertissement : elles sont des incubateurs de curiosité, des espaces de rencontre et de diffusion culturelle. Elles ont bercé des générations de cinéphiles qui y ont découvert les films emblématiques du cinéma international et local. Leur disparition symbolise l’état de fragilité du cinéma indépendant et des centres culturels en Tunisie, incapables de subsister sans un soutien réel de l’État.

La culture agonise, le pays applaudit

Pendant ce temps, nous continuons à nous émerveiller de deux ados qui lisent mieux que nous… et à nous congratuler pour ce miracle ponctuel, comme si la réussite individuelle pouvait compenser des décennies de désintérêt collectif. N’oublions pas qu’en Tunisie, 17 % de la population ne sait même pas lire et écrire.

Face aux exploits isolés, les fondations sont vacillantes : les librairies vides, les bibliothèques désertes, les salles de cinéma abandonnées et les centres culturels fermés. La culture n’est pas une priorité, et pourtant, c’est elle qui façonne le futur, c’est elle qui transforme un pays en société réfléchie et critique. C’est elle qui sauve les jeunes des affres de la radicalisation, de la noirceur de l’ignorance et de l’oisiveté de la violence, leur offrant des horizons où l’esprit peut s’épanouir et la curiosité devenir un acte de résistance…

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3 commentaires

  1. Rabii Bannouri

    28 octobre 2025 | 20h35

    Juste une precision concernant le terme  » bibliotheque » (Library en anglais) que vous confondez avec celui de « librairie » qui n’a pas du tout le meme sens.

  2. HatemC

    28 octobre 2025 | 18h37

    Une mosquée pour 2000 habitants contre une librairie publique pour 25.000 habitants

    Combien de lits d’hôpitaux par habitant ?
    Combien d’élèves par classe ?
    Combien d’autocars publics par habitant ?
    Combien de laboratoires pharmaceutiques et biologistes par habitant ?
    Combien de brevets scientifiques, techniques et industriels par habitant ?
    Combien de théâtres, de MJC, de piscine, d’espaces verts, d’aires de jeux par habitant ?
    Combien de ludothèques, de médiathèques et de bibliothèques par habitant ?
    Combien de livres traduits ?
    Combien d’heures de lecture par an et par habitant ?
    Combien de maisons non équipées de points d’eau et branchées au réseau électrique ?
    Combien d’enfants qui souffrent de malnutrition ?
    Combien de centres d’accueil pour femmes battues par habitant ?
    Combien d’enfants abusés sexuellement sans suivi psychothérapeutique ?
    Le peuple manque de tout et Allah ne manque de rien.

    Un pays sans livres, sans laboratoires, sans espaces culturels ne peut pas produire d’idées — ni de progrès.
    Pendant qu’on construit des mosquées, on ferme les bibliothèques.
    Pendant qu’on récite, d’autres innovent.

  3. zaghouan2040

    28 octobre 2025 | 16h37

    La culture agonise, la populace applaudit
    « Ce qu’il y a de plus horrible dans une dictature ce n’est pas la généralisation de la cruauté de la lâcheté et du cynisme : non ce qu’il y a de plus terrible c’est l’instauration durable de l’idiotie en tant que mécanisme societal »