Hella Ben Youssef*
Dans les années soixante, sous la supervision d’Ahmed Ben Salah, la ville de Gabès fut choisie pour accueillir une grande partie du Groupe chimique tunisien. À l’époque, ce choix paraissait prometteur. Située à proximité des mines de phosphate et dotée d’un port naturel, Gabès semblait toute désignée pour devenir un centre industriel majeur, un moteur pour l’économie nationale. Les habitants, pleins d’espoir, avaient accueilli le projet avec enthousiasme. On leur promettait des emplois, du développement, une prospérité partagée.
De la promesse de progrès à l’héritage toxique
Mais le projet fut lancé sans la moindre étude d’impact environnemental ou sanitaire une pratique impensable aujourd’hui, mais courante à l’époque. Dans la Tunisie des années 1960, on croyait encore que le progrès industriel suffisait à faire le bonheur des peuples. Cette croyance aveugle au progrès s’est pourtant retournée contre Gabès, transformant la promesse de développement en héritage toxique.
Aujourd’hui, Gabès suffoque. Les émissions toxiques du complexe chimique saturent l’air, contaminent les sols et les nappes phréatiques. Les conséquences sont visibles maladies respiratoires, dermatologiques, cancers. Le taux de cancer du sein y dépasse désormais la moyenne nationale un constat alarmant, particulièrement en ce mois d’octobre consacré à la lutte contre cette maladie. Les études menées, notamment le rapport du Programme de gouvernance environnementale locale (PGE-Gabès), ont confirmé l’impact de cette pollution sur l’agriculture, la pêche et le tourisme. Les résultats sont clairs, précis, et surtout incontestés.
Pourtant, les lois existent. La Tunisie s’est dotée de textes pionniers, comme la loi n°88-91 créant l’Agence nationale de protection de l’environnement, ou encore la loi n°75-33 relative à la protection de la nature. Mais sur le terrain, leur application demeure inexistante. Les responsabilités, elles, restent diluées, souvent tues, jamais assumées.
Face à ce silence, les habitants de Gabès se lèvent. Leurs manifestations ne sont plus de simples appels, mais des revendications claires et légitimes une vie saine dans un environnement sain. Le mouvement “قفوا ضد التلوث – Stop Pollution” réclame la cessation immédiate des activités les plus polluantes, une enquête indépendante et la désignation des responsables.
Le Sud oublié : quand le développement rime avec abandon
Gabès n’est pas un cas isolé. Elle incarne cette vision parcellaire du développement qui a marqué la Tunisie depuis des décennies une succession de décisions locales, souvent déconnectées d’une stratégie nationale cohérente. Le Sud, comme d’autres régions, a longtemps été perçu comme un réservoir de ressources ou de main-d’œuvre, rarement comme un acteur à part entière du développement. Il est temps de penser autrement. De sortir de cette logique de calculs politiciens, de cette gestion à courte vue où l’on mesure le progrès à coups de bilans comptables, alors qu’il devrait se mesurer à la qualité de vie, à la justice territoriale et à la dignité humaine.
La croissance ne peut plus être une abstraction économique. Elle doit devenir une stratégie vitale, articulée autour des besoins réels des citoyens et des territoires. Cela suppose une réforme profonde, un État qui écoute, qui planifie, qui répare. Un État capable de reconstruire sur les bases solides de ce qui a fait sa grandeur le savoir, le travail, la solidarité et d’y insuffler une nouvelle intelligence du temps présent. Car un pays qui n’agit pas pour se régénérer se fige. Et la Tunisie, aujourd’hui, s’asphyxie dans ses propres blocages, prisonnière de récits de complots et de divisions imaginaires, alors qu’elle devrait s’unir autour de la réforme et de l’action. Repenser, rénover, reconstruire! c’est ainsi que l’on redonne sens au mot “progrès”.
Aujourd’hui, Gabès lance un cri du cœur celui du Sud oublié. Un cri pour la justice environnementale, pour la santé publique, pour la dignité humaine. Un cri contre l’indifférence et le déni. Oui à la vie, oui à un avenir propre pour nos enfants, oui à un Sud qui respire. Gabès est chère à nos cœurs. Et sa cause doit devenir celle de toute la Tunisie. Ce n’est pas seulement une question de pollution, mais de vision, de justice et d’avenir partagé.
*Hella Ben Youssef, Vice-Présidente de l’Internationale Socialiste des Femmes, membre du Bureau politique d’Ettakatol.










