Par Mohamed Salah Ben Ammar*
Il y a, en Méditerranée, une lumière qui ne ment pas. Elle tombe sur les places de Tunis, de Bizerte, de Jendouba, de Kasserine, sur les ruines de Dougga et de Carthage, dans les ruelles de Kairouan, de Tozeur et sur les falaises de Haouaria. Elle caresse les marchés bruissants, les cafés où s’égrènent des silences chargés de souvenirs, les ports où les filets de pêche sèchent au soleil. Cette lumière voit tout : le Kef, Douz, Kerkouane, El Jem… et aujourd’hui un Prince. Elle voit son isolement, son obsession du contrôle, ses palais silencieux et ses décrets suspendus. Elle voit aussi la patience obstinée des habitants, ceux qui vivent, travaillent et respirent au quotidien, et qui ne se laissent tromper que pour un temps.
Machiavel et la vérité du pouvoir
Machiavel n’écrivait pas pour flatter des idéaux ; il écrivait pour regarder l’homme en face. Le Prince ne promet pas la justice : il décrit la virtù, la capacité de dominer la fortune, de saisir l’occasion, de gouverner avec audace et ruse. Gouverner, c’est affronter la peur, l’espoir et la lassitude des hommes, comprendre que l’obéissance est fragile et que la liberté, même réduite, finit toujours par renaître.
Kaïs Saied, dans cette Tunisie fatiguée, a sûrement eu, un jour, « Le Prince » entre les mains. Et il essaye d’en appliquer à la lettre les idées. Concentration du pouvoir, neutralisation des institutions, manipulation du récit, exploitation de la lassitude : il a bâti son fortin et donné l’impression que la loi et la vertu se confondaient avec son visage.
Les habitants, la mer et la fortune
Mais la fortuna, comme la mer, échappe toujours à la main du Prince. Les citadins de Tunis, les ouvrières agricoles de Sidi Bouzid, les pêcheurs de Mahdia et de Kélibia, les étudiantes et étudiants de Sfax ou de Gabès, malgré le contrôle et la centralisation, restent imprévisibles. Ils vivent dans le tumulte des marchés, le silence des cafés, le cri des enfants sur les places et le bruit des vagues sur les quais. Leur patience est silencieuse, leur révolte discrète mais persistante. Tôt ou tard, ils font éclater l’illusion des puissants, car la vie réelle ne se soumet ni aux décrets ni aux discours.
Le Prince a cru pouvoir réduire la mer à un miroir : chaque vague devait refléter sa volonté. Il a trompé une partie des habitants, séduite par les promesses de sécurité et d’ordre. Mais la mer, cette lumière méditerranéenne, ne se laisse jamais enfermer. Elle ronge le sable, efface les traces, et finit toujours par révéler la réalité : le Prince n’est qu’une illusion face à ceux qui vivent, observent et résistent.
La solitude et le mirage du pouvoir
Le Prince est toujours seul. Il l’est dans ses palais, dans ses décisions, dans ses discours. La peur et l’isolement peuvent tenir un temps, mais la solitude est la vérité de tout pouvoir personnel. Machiavel l’a dit : on peut conquérir, mais jamais posséder pleinement la fortune. Camus ajoute : on peut dominer, mais jamais éteindre la vie, la liberté et la révolte. Le Prince se croit maître ; la lumière, elle, sait que la domination est toujours relative.
La lumière méditerranéenne et l’histoire
La Tunisie est un palimpseste. Sous le sable, dans les pierres et dans les vieilles lois, se lisent encore les traces de Justinien, du Bey, des premières aspirations à la liberté. Le Prince tente d’effacer cette mémoire, de réécrire l’histoire à son avantage. Mais la lumière méditerranéenne est éternelle : elle éclaire les ruines, les marchés, les visages, et révèle ce que le Prince voudrait cacher. Elle rappelle que ceux qui vivent dans ce pays — jeunes, vieux, ouvrières, ouvriers, artisanes, artisans, étudiantes, étudiants— ne sont pas dupes, et que toute illusion finit par se dissoudre sous la clarté des jours.
Machiavel, Saied et les sociétés qui vivent
Machiavel offre la technique : Kaïs Saied l’a appliquée. Mais Camus rappelle que la vie, la dignité et la liberté ne se soumettent jamais à la technique. La Tunisie n’est pas seulement le théâtre d’un Prince : elle est un espace vivant, rebelle, capable de résister aux excès du pouvoir. La virtù ne réside pas uniquement dans l’homme qui gouverne, mais dans la créativité, la patience et la mémoire des habitants, dans les gestes simples : le marin qui répare son filet, l’étudiante et l’étudiant qui débattent au café, l’ouvrière qui replie ses mains dans la poussière des champs.
L’illusion machiavélique, aussi puissante soit-elle, ne peut jamais effacer la lumière. Et c’est cette lumière, obstinée et pleine d’histoire, qui finira par mettre à nu toute tromperie, toute manipulation, toute prétention à un pouvoir absolu.
L’horizon
Le Prince peut accumuler titres et prérogatives, museler la parole, suspendre les institutions et manipuler l’opinion. Mais il ne peut éteindre la mer, ni effacer la lumière. La Tunisie nous enseigne que le pouvoir n’est jamais total : il se mesure à l’aune de la résistance silencieuse, de l’histoire et de l’intelligence collective de ceux qui y vivent. Entre Machiavel et Saied, la fortuna réelle appartient à ceux qui travaillent, observent, résistent et tiennent bon. Et la lumière méditerranéenne, éternelle, finit toujours par triompher de l’illusion.
* Pr Mohamed Salah Ben Ammar MD – MBA










