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En Tunisie, la liberté s’achète avec de l’argent

Par Ikhlas Latif

La semaine a offert deux libérations retentissantes. Le juge d’instruction près le pôle judiciaire économique et financier a ordonné, mercredi 5 novembre 2025, la libération provisoire de l’homme d’affaires Ahmed Abdelkefi, moyennant une caution de 25 millions de dinars. Le même jour, Abdelaziz Makhloufi retrouvait la liberté après le versement d’une caution de cinquante millions. Deux montants astronomiques, deux décisions saluées par certains comme une victoire du peuple contre les riches.
Et pourtant — quelle victoire, exactement ?

Liberté, paiement comptant exigé

Dans n’importe quel État de droit, la détention préventive est l’exception. En Tunisie, elle est devenue la règle. MM. Abdelkefi et Makhloufi n’ont jamais représenté une menace pour la sécurité publique ni un risque de fuite insurmontable. Le Code pénal tunisien prévoit pourtant des alternatives simples et efficaces : interdiction de voyage, assignation à résidence, contrôle judiciaire.
Mais ici, l’économie du soupçon l’emporte sur la présomption d’innocence. On enferme d’abord, on réfléchit ensuite. Et quand la réflexion arrive, elle se paie… très cher.

Ces libérations sous caution ne sont pas des gestes de justice, mais de comptabilité. On ne garantit plus le droit, on évalue le prix. Dans cette logique, la liberté devient une marchandise, indexée sur le compte en banque du prévenu. Un principe simple, brutal et profondément inégalitaire. Qui peut payer avec les conditions imposées sort, qui ne peut pas reste.

Troquer la balance contre la caisse

Le montant exorbitant des cautions soulève une question éthique redoutable. Comment ne pas y voir l’image d’un pays où la liberté se monnaye ? La justice, censée être un outil d’équité, se transforme peu à peu en mécanisme de pression où celui qui dispose d’argent peut sortir, tandis que celui qui n’en a pas reste derrière les barreaux, parfois dans la même affaire.

Ce n’est plus un dysfonctionnement ponctuel, mais un système. Un appareil judiciaire qui agit à la fois comme caisse de perception et instrument de discipline politique. Et autour, la propagande s’emploie à maquiller le tout en récit patriotique. On parle de « récupération de l’argent du peuple », on célèbre ces millions arrachés aux puissants, on feint d’y voir un triomphe moral.
Cette rhétorique revancharde, dégoulinante d’envie et de ressentiment, érige la spoliation en vertu. Comme si punir la richesse suffisait à réparer la pauvreté. Comme si humilier quelques figures d’affaires pouvait compenser l’effondrement économique d’un pays. C’est la justice spectacle au service du populisme.

Prison ou portefeuille : la justice choisit

Le cas de Abdelaziz Makhloufi illustre cette dérive à la perfection. Dans la même affaire — celle dite de Henchir Chaâl—, des cadres du ministère de l’Agriculture et l’ancien ministre Samir Taïeb sont toujours incarcérés. Ils ne possèdent pas les milliards nécessaires pour acheter leur liberté.
Ce déséquilibre n’interroge pas seulement le cours de la justice, mais le principe même d’égalité devant la loi. Comment admettre qu’un homme d’affaires puisse sortir après avoir déposé une garantie financière, pendant que des fonctionnaires de carrière, qui ont servi l’administration tunisienne durant des décennies, demeurent derrière les barreaux ?
Ces hommes, privés de leurs droits et de leur dignité, ne sont plus jugés. Ils servent d’exemples, d’exutoires, de boucs émissaires d’un système où le spectacle de la punition vaut plus que la vérité.

L’affaire devient ainsi le symbole d’une justice à deux vitesses. Une justice qui distingue entre celui qui possède et celui qui n’a rien. Et pendant qu’on exhibe ces cautions astronomiques comme des trophées, d’autres hommes d’affaires croupissent en prison depuis des années — tel Mehdi Ben Gharbia, blanchi dans une première affaire mais toujours détenu dans d’autres.
La justice tunisienne n’est plus aveugle, elle choisit ses cibles.

La liberté a deux prix

Quand la liberté cesse d’être un droit et devient monnayable, le risque est réel sur la bonne marche de la société. Car lorsqu’une société admet que la liberté a un prix, elle admet aussi que l’injustice est légitime dès lors qu’elle rapporte. Demain, ce ne seront plus seulement les riches qui paieront leur sortie, mais les pauvres qui, eux, paieront leur silence.

La Tunisie ne manque ni de juristes, ni de textes, ni de discours solennels. Ce qui lui manque, c’est un État capable de respecter sa propre légalité.

La liberté n’a pas de prix, dit-on. En Tunisie, elle en a deux : l’un s’écrit en millions, l’autre en désespoir.

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Commentaire

  1. Hannibal

    7 novembre 2025 | 18h51

    Une liberté sous caution en attendant le procès ne me choque pas : si les charges tombent, l’Etat doit rendre l’argent.
    Par contre, le système des cautions privilégie les riches qui sont temporairement libres en attendant le verdict : libres ou retour case prison.
    Question : Est-ce que A. Makhloufi va reprendre son activité dans le domaine oléicole ? La saison commence…