Le 6 novembre 2025, le tribunal correctionnel de Nanterre (Paris, France) a condamné le producteur franco-tunisien Tarak Ben Ammar à quatre ans de prison avec sursis pour « banqueroute frauduleuse » et « faux en écriture ». Il a fait appel de cette décision. L’affaire Quinta, déclenchée il y a plus d’une décennie, mêle faillite, comptes croisés et rivalités industrielles. Retour sur une saga judiciaire où se croisent Hollywood, Paris et Tunis.
Avant d’être rattrapé par la justice française, Tarak Ben Ammar était avant tout un ambassadeur du cinéma tunisien. Né à Tunis, issu d’une famille illustre, il part aux États-Unis dans les années 1970 pour étudier la production audiovisuelle. C’est là qu’il rencontre Roberto Rossellini, puis un certain George Lucas. L’amitié entre les deux hommes donnera à la Tunisie une place dans l’histoire du cinéma mondial : c’est M. Ben Ammar qui facilitera en 1976 le tournage du premier Star Wars dans le désert tunisien. À ce jour, tout touriste qui passe par Tozeur se doit de passer par les lieux de tournage de ce film mythique.
C’est aussi grâce à lui que la planète Tatoouine du jeune Luke Skywalker portera un nom inspiré de Tataouine, la ville du Sud tunisien.
Depuis, il a multiplié les coproductions et bâti un empire traversant les continents. Il a produit ou accompagné des films signés Roman Polanski, Mel Gibson, Claude Chabrol, Darren Aronofsky ou Quentin Tarantino.
En 2024 encore, il rachetait les Studios de Paris à Saint-Denis — neuf plateaux de tournage géants — et nommait à leur tête Pierre Lescure, ex-président de Canal+.
Mais l’homme d’affaires à la réputation cosmopolite traîne depuis plus d’une décennie un dossier judiciaire complexe, celui de Quinta Industries, une société française de postproduction qu’il contrôlait à 83 %.
Une faillite vieille de quatorze ans
Tout commence à la fin de 2011. Le secteur de la postproduction entre en crise, bouleversé par la numérisation des films. Quinta Industries, qui réalisait encore 90 millions d’euros de chiffre d’affaires quelques années plus tôt, voit ses revenus s’effondrer. Le 3 novembre 2011, l’entreprise est placée en redressement judiciaire, puis liquidée quarante jours plus tard. Près de 250 salariés se retrouvent sans emploi, et trente millions d’euros d’impayés sont laissés à la charge du fisc, de l’Urssaf (équivalent de notre CNSS) et du système de garantie des salaires (AGS).
En mars 2018, Business News révélait la mise en examen de Tarak Ben Ammar pour banqueroute et détournement d’actifs.
À lire aussi : 1151304
À l’époque, il risquait cinq ans de prison et 75.000 euros d’amende.
La procédure, longue et technique, s’est poursuivie jusqu’à septembre 2025, date de son procès devant le tribunal correctionnel de Nanterre.
Comme le rapporte le journaliste Clément Lacombe dans un article détaillé publié par Le Nouvel Obs le 19 septembre 2025, le parquet a accusé Ben Ammar d’avoir, à l’automne 2011, effacé une dette d’environ 10 millions d’euros que sa société mère devait à Quinta Industries, juste avant que cette dernière ne soit déclarée en faillite.
Les magistrats ont estimé que cette manœuvre comptable avait permis de préserver les intérêts du producteur au détriment des créanciers et des salariés.
M. Ben Ammar, pour sa part, a nié toute intention frauduleuse. À la barre, il a affirmé avoir simplement mis « de l’ordre dans la comptabilité » à la demande des commissaires aux comptes, rapporte M. Lacombe.
« Me retrouver ici, c’est un mauvais film », a-t-il lancé, visiblement marqué par quinze années de procédure.
Son avocat, Me Julien Andrez, a plaidé la bonne foi et rappelé que les faits reprochés — le remboursement d’un compte courant d’associé — « ne constituent plus une infraction pénale depuis 1985 ».
Le verdict du 6 novembre
Le 6 novembre 2025, le tribunal correctionnel de Nanterre a rendu son jugement.
Tarak Ben Ammar a été condamné à quatre ans de prison avec sursis et 50.000 euros d’amende, exactement comme l’avait requis la procureure Nathalie Foy en septembre, rapporte Le Nouvel Obs.
Deux anciens collaborateurs ont également écopé de peines avec sursis.
Dans son jugement, la présidente Céline Ballerini a considéré que les opérations comptables de Ben Ammar avaient « totalement dépouillé le groupe Quinta Industries » et aggravé la situation de ses créanciers.
À la sortie du tribunal, Me Andrez a dénoncé « une décision injuste » et annoncé un appel immédiat, estimant que la justice avait confondu l’actionnaire avec le dirigeant, rapporte le journal français de la plume du même Clément Lacombe.
Un magnat des médias dans la tourmente tunisienne
Pendant que les juges français examinaient ses comptes, Tarak Ben Ammar gérait un autre front, plus politique : celui de la chaîne Nessma TV.
Fondée en 2007 avec Nabil Karoui et Silvio Berlusconi, Nessma fut un phénomène audiovisuel. Ses talk-shows, ses feuilletons et ses émissions de débat attiraient des millions de Tunisiens.
À l’époque, la chaîne dominait largement le paysage médiatique, éclipsant la concurrence.
Mais le tournant de 2019 lui a été fatal. Lorsque Nabil Karoui décide de se présenter à l’élection présidentielle, Nessma devient une caisse de résonance politique.
L’ancien chef du gouvernement Youssef Chahed fait incarcérer Karoui en pleine campagne électorale avant le premier tour pour fraude fiscale, tandis que la Haica, l’autorité de régulation audiovisuelle, lui refuse le renouvellement de sa licence.
Nabil Karoui, contre l’avis de son associé Tarak Ben Ammar, a alors engagé un bras de fer avec la Haica refusant de reconnaitre son autorité. Cette dernière a exigé la fermeture de la chaîne motivée par le fait que M. Karoui n’a pas présenté les documents de la chaîne dans les délais et, surtout, par l’utilisation de la chaîne à des fins propagandistes et électorales.
Conseiller du présidentiable Nabil Karoui
Le 15 septembre 2019, depuis sa cellule, Nabil Karoui obtient malgré tout 525.000 voix au premier tour de la présidentielle, soit 15,58 % des suffrages, se classant deuxième derrière Kaïs Saïed.
Libéré deux jours avant le second tour, il réalise un score honorable de 27 %, avec plus d’un million de voix, sans pouvoir inverser la tendance.
Pour beaucoup, cette performance inattendue doit beaucoup à Tarak Ben Ammar. Proche du défunt Silvio Berlusconi, il a soutenu son associé et ami dans sa conquête du palais de Carthage, sans que cela suffise à infléchir le verdict des urnes.
Craignant d’être rattrapé par la justice, Nabil Karoui quitte ensuite clandestinement la Tunisie pour l’Algérie, où il est brièvement incarcéré avec son frère, l’ancien député Ghazi Karoui.
Grâce à un accord resté secret, dont les contours n’ont jamais été dévoilés, les deux frères ont quitté la prison algéroise d’El Harrach avant de rejoindre l’Europe pour s’établir à Paris.
La main de Tarak Ben Ammar dans cette transaction demeure fortement suspectée, sans qu’aucune preuve tangible n’ait jamais été apportée.
Pour sa part, Ben Ammar a obtenu de la Haica l’autorisation de relancer la chaîne sous un autre nom, Nessma El Jadida. Mais l’époque des grandes émissions est révolue.
Sous sa houlette, la chaîne a perdu de son aura et, au passage, des millions de téléspectateurs.
Elle ne diffuse plus de talk-shows ni de débats politiques. Bref, elle se délite, à l’image d’un paysage médiatique tunisien affaibli par la politique répressive de Kaïs Saïed et par le décret 54, qui empêche les médias de faire leur travail sereinement.
Entre justice et fidélité à l’image
Au moment de son procès, à l’automne 2025, Tarak Ben Ammar ne menait pas seulement bataille devant les juges. Il continuait de travailler, entre Los Angeles, où il supervisait le lancement du film Caught Stealing de Darren Aronofsky, et l’Italie, où il coproduisait le nouveau long-métrage de Bille August sur l’île de Ventotene, rapporte Le Nouvel Obs.
Un agenda chargé, comme si l’homme refusait de suspendre sa vie professionnelle malgré la gravité de l’échéance judiciaire.
Mais le 6 novembre 2025, la sentence tombe. Le tribunal correctionnel de Nanterre le condamne à quatre ans de prison avec sursis et 50.000 euros d’amende pour faillite frauduleuse et faux en écriture.
Lui et son avocat Me Julien Andrez annoncent aussitôt faire appel, convaincus d’un verdict injuste, selon le journal français.
Depuis, Tarak Ben Ammar garde le silence médiatique. L’homme de cinéma, fidèle à sa réputation de bâtisseur d’images, se concentre sur ses projets et prépare, cette fois, un scénario judiciaire dont il espère réécrire la fin devant la cour d’appel.
L’homme qui a fait briller la Tunisie sur les écrans du monde entier se retrouve aujourd’hui face à un autre projecteur : celui des tribunaux.
Il jure sa bonne foi et clame qu’il « n’a jamais détourné un centime ».
L’appel qu’il vient d’interjeter ouvrira un nouveau chapitre dans une affaire où se mêlent ambition, cinéma et justice.
Quoi qu’il advienne, une chose demeure : Tarak Ben Ammar a marqué durablement le cinéma tunisien et mondial.
Et à 76 ans, il refuse d’écrire le mot fin.
Maya Bouallégui
À noter : Tarak Ben Ammar nous a fait parvenir un droit de réponse, dans lequel il expose sa version des faits et conteste la décision du tribunal. Vous pouvez consulter son texte intégral ici.













