Dans une Tunisie où une publication Facebook peut valoir la peine capitale et où des conversations WhatsApp deviennent des charges pénales, un jugement rendu à Sfax a créé la surprise. En refusant de criminaliser un contenu hostile au chef de l’État, mais resté dans un téléphone privé, la justice a rappelé que la pensée n’est pas un délit. Magistrats, avocats et universitaires y voient une lueur dans un paysage répressif, d’autres tempèrent : une décision, aussi brillante soit-elle, ne fait pas le printemps.
Le 2 octobre 2025, la chambre correctionnelle de Sfax a rendu un jugement rare, presque inattendu dans le climat actuel : elle a considéré que ce que contient un téléphone privé, aussi choquant soit-il, ne constitue pas une infraction tant que cela n’a pas été rendu public.
L’affaire portait sur des images jugées « attentatoires » au président de la République, découvertes dans le téléphone d’un prévenu. Mais le tribunal a fait ce que beaucoup n’osaient plus espérer : il a ramené la justice à sa fonction première, en rappelant que le droit pénal n’est pas un instrument pour sonder les consciences, fouiller les pensées, ou criminaliser les zones d’ombre d’un téléphone portable.
La décision s’attaque directement à l’un des concepts les plus discutés du Code pénal : l’« الأمر الموحش », ce « fait odieux » utilisé, ces dernières années, pour emprisonner toute personne jugée irrespectueuse envers le chef de l’État. Le tribunal va loin : il explique, argument à l’appui, qu’aucune « horreur » ne peut exister sans publicité, sans choc ressenti par la collectivité. Ce qui reste privé… reste privé.
Une écriture juridique qui impressionne jusqu’aux magistrats
La décision n’a pas seulement convaincu par son fond. Elle a fasciné par sa forme.
On ne compte plus le nombre de réactions qui saluent les trois magistrats de la cour, à savoir Ahlem Koubâa (présidente), Saoussen Belhadj Sassi et Sofiène Chefroud.
Ainsi, le magistrat Abdelaziz Zhani en parle comme d’« une langue splendide, une construction juridique impeccable, un enchaînement maîtrisé, un travail imprégné de culture juridique profonde ».
Il remercie la « jeune formation collégiale » et salue une « flamme de lumière dans une nuit judiciaire sombre ».
L’enseignante universitaire de droit Fadoua Kahouaji parle d’un « jugement lumineux », un modèle de ce que doit être la fonction du juge pénal lorsqu’il protège les droits et libertés au lieu d’étendre le périmètre du crime.
L’avocat et universitaire Yacoub Daoud Mahmoud va dans le même sens : « Ce ne sont pas des fioritures intellectuelles. C’est la justice à son plus haut niveau. Merci à ceux qui ont écrit ce jugement et à ceux qui l’ont rendu possible. »
Un tournant salué comme une respiration
Pour une large partie du monde judiciaire, le verdict de Sfax a eu l’effet d’une fenêtre ouverte dans une pièce étouffante.
Depuis plusieurs années, chaque affaire touchant de près ou de loin au président de la République conduit presque mécaniquement à des placements en garde à vue, des détentions préventives hâtives, et des condamnations prononcées au nom d’un « respect » devenu sacralisé. Le climat de peur, d’autocensure et de surenchère répressive avait fini par s’installer jusque dans les bureaux les plus sereins des magistrats.
D’où la réaction immédiate, presque instinctive, qui a traversé la profession ce week-end : un soulagement, un « enfin », un geste judiciaire qui sort du moule.
Les discussions ont jailli spontanément :
– Les religieux y ont vu une leçon de conscience, rappelant que « sur trois magistrats, un seul ira au paradis », comme pour saluer le courage moral de la formation sfaxienne.
– Les avocats optimistes ont applaudi un signal fort : la preuve que, même dans une période sombre, la justice n’est pas uniformément alignée sur la logique répressive du pouvoir.
– Les avocats sceptiques, eux, rappelaient que « une hirondelle ne fait pas le printemps », prudents face à la tentation d’y voir un tournant systémique.
– Les magistrats, enfin, ont exprimé une fierté rarement affichée. Ils voyaient dans la plume du juge rédacteur qui a résumé la sentence — Sofiène Chefroud — un geste professionnel, presque esthétique : le retour à une justice qui pense, qui argumente, qui se tient debout.
Dans un paysage judiciaire crispé, où l’arrestation pour « offense au président » est devenue un réflexe d’État, ce jugement a offert une respiration collective, une preuve que certains juges refusent de transformer le droit pénal en instrument de discipline politique.
Une seule décision ne renverse pas une tendance, mais celle-ci rappelle que le pouvoir judiciaire n’est pas encore entièrement résigné.
Un rappel salutaire : on ne criminalise pas les pensées
Le juge Omar Wesleti l’a résumé dans une réaction qui circule depuis 48 heures :
« ما هو مخزن في الهاتف من محتوى لا يكون جريمة في حد ذاته، ما لم ينشر للعموم بشكل علني » (Le contenu d’un téléphone n’est pas, en soi, une infraction tant qu’il n’est pas publié ou livré au public.)
Pour lui, ce jugement est plus qu’une décision : c’est un rééquilibrage historique entre le texte pénal et la liberté d’expression. Il rappelle les standards internationaux : la liberté d’opinion ne peut être restreinte qu’en cas d’atteinte réelle, visible, sociale. Pas pour des « pensées privées » sur un appareil personnel.
La décision est également saluée pour sa rigueur sur la responsabilité pénale : on ne condamne pas un individu parce qu’il se trouvait au mauvais endroit, avec la mauvaise personne.
Le raisonnement est limpide : « لا تزر وازرة وزر أخرى » — nul ne porte le poids de la faute d’autrui.
Un climat judiciaire saturé par la répression
Si ce jugement a créé une telle onde de choc, c’est parce qu’il surgit dans un contexte où la machine pénale semble, depuis des mois, lancée à pleine vitesse.
La semaine dernière encore, la cour d’appel de Tunis a confirmé des condamnations extrêmement lourdes dans l’affaire dite de « complot contre l’État », infligeant des dizaines d’années de prison à plusieurs accusés.
Pour certains d’entre eux, les charges ont été bâties en grande partie sur des contenus extraits de téléphones personnels, de conversations privées, voire de discussions WhatsApp jamais rendues publiques. L’idée même qu’un échange privé puisse devenir une preuve à charge est devenue le symbole d’un glissement inquiétant : celui d’une justice qui ne distingue plus l’espace intime de l’espace public.
Deux mois plus tôt, une autre affaire avait durablement choqué le pays et au-delà.
À Nabeul, un père de famille, Saber Chouchane, avait été condamné à la peine capitale pour des publications Facebook critiques envers le président de la République.
L’homme avait créé un compte intitulé « Kaïs le misérable » où il postait caricatures, critiques politiques et appels à manifester. Le tribunal l’avait jugé sur la base des articles les plus sévères du Code pénal — notamment l’article 72 — comme s’il avait voulu « changer la forme du gouvernement » via de simples statuts Facebook.
Cette condamnation avait fait l’effet d’une déflagration nationale et internationale. L’affaire avait été relayée par de grands médias étrangers et dénoncée par des ONG, qui avaient parlé d’un « état critique de la justice » et d’une machine liberticide.
Même si l’homme a depuis bénéficié d’une grâce présidentielle, la condamnation demeure inscrite dans son casier, rappel brutal de la dérive répressive en cours.
Depuis 2021, le paysage s’est durci : dissolution du CSM, multiplication des poursuites contre des journalistes, syndicalistes, avocats, citoyens lambda parce qu’ils ont critiqué le régime.
Les téléphones fouillés, les opinions criminalisées, les statuts Facebook assimilés à des crimes d’État : la frontière entre liberté d’expression et délit politique s’est dangereusement amincie.
Jusqu’à la semaine dernière, le président de l’instance électorale menaçait sous l’hémicycle du parlement, de poursuites judiciaires ceux qui lui portent atteinte.
Espoir ou mirage ? La question demeure
Cette décision du Tribunal de Sfax ouvre-t-elle une brèche ou restera-t-elle un cas isolé ?
Les optimistes y voient un changement profond dans la magistrature, une résistance interne au glissement autoritaire.
Les prudents, eux, rappellent que le pouvoir politique n’hésite jamais à contourner les juges lorsqu’ils ne lui donnent pas satisfaction.
Mais pour l’heure, Sfax a envoyé un signal fort : la justice n’est pas une extension de l’exécutif.
Elle peut encore, parfois, redevenir ce qu’elle doit être : une digue.
Maya Bouallégui










