Heure de Tunis :
Plus de prévisions: Meteo 25 jours Paris
Light
Dark

Le monde en éclats : esquisse d’un dictionnaire géopolitique du XXIᵉ siècle

Par Amin Ben Khaled

Par Amin Ben Khaled*

Dans une brève nouvelle, Jorge Luis Borges imagine une carte si parfaite qu’elle finit par recouvrir intégralement le territoire qu’elle prétend représenter. Allégorie vertigineuse du savoir devenu son propre simulacre.

La géopolitique contemporaine semble, à bien des égards, prisonnière d’un paradoxe similaire : jamais le monde n’a été aussi cartographié, aussi commenté, aussi quantifié, et pourtant jamais il n’a paru aussi illisible. D’où l’idée d’un objet intellectuel nouveau, hybride, indispensable : un dictionnaire géopolitique du XXI siècle. Non plus un simple répertoire de notions figées, mais une boussole pour naviguer dans un réel instable, discontinu, intriqué.

Un tel dictionnaire ne pourrait ressembler à ceux du XXᵉ siècle, construits sur la stabilité relative des blocs, la lisibilité des alliances, la prévisibilité des rapports de puissance. Le monde n’est plus newtonien ; il est devenu quantique, complexe, chaotique. Ses concepts doivent changer de nature.

De la mécanique classique à la physique quantique du pouvoir

La géopolitique classique reposait sur une vision quasi mécanique des relations internationales : des États-unités, des frontières nettes, des équilibres de forces mesurables. Aujourd’hui, cette grammaire est insuffisante. Le dictionnaire du XXIᵉ siècle devrait emprunter à la physique quantique ses images et ses catégories.

L’intrication, d’abord. Dans le monde quantique, deux particules séparées par des années-lumière peuvent rester corrélées. De même, les États contemporains ne peuvent plus être pensés comme des entités indépendantes. Une crise bancaire en Californie secoue les économies africaines ; une guerre en Europe de l’Est provoque une crise alimentaire au Sahel ; une décision technologique en Asie redessine les rapports de force militaires ailleurs. Les souverainetés sont intriquées. Le dictionnaire devrait définir l’État intriqué : puissance qui n’agit jamais seule, même lorsqu’elle le croit.

Le chat de Schrödinger, ensuite. À la fois vivant et mort tant que l’on n’ouvre pas la boîte. Combien d’acteurs géopolitiques se trouvent désormais dans cet entre-deux stratégique ? Des États à la fois alliés et adversaires, partenaires économiques et rivaux militaires, coopérants et saboteurs. La Turquie, l’Iran, certaines puissances du Sud global, mais aussi des partenaires occidentaux eux-mêmes, occupent ce statut ambigu : simultanément dedans et dehors de l’ordre international.

Enfin, la superposition des états. Un même territoire peut être à la fois zone de paix et champ de bataille, hub commercial et couloir migratoire, espace de souveraineté et terrain d’ingérence. Le cyberespace est à la fois civil et militaire, public et clandestin. L’information est simultanément vérité, arme et marchandise. La réalité géopolitique n’est plus une ligne, mais un empilement de couches contradictoires.

La complexité comme matrice fondamentale

À ces emprunts au lexique de la physique doit s’ajouter la grande leçon de la pensée complexe, portée notamment par Edgar Morin. Le dictionnaire du XXIᵉ siècle ne pourrait être qu’un dictionnaire de la complexité. Il ne s’agirait plus de définir un concept par une cause unique, mais d’exposer les boucles, les rétroactions, les effets pervers, les enchaînements invisibles.

La guerre ne serait plus seulement un affrontement militaire, mais un nœud de dimensions économiques, médiatiques, technologiques, mémorielles, identitaires. La migration ne serait plus un simple flux humain, mais un révélateur des déséquilibres climatiques, démographiques, géopolitiques et symboliques. La puissance ne se mesurerait plus uniquement en divisions blindées ou en PIB, mais en capacité d’influence cognitive, de maîtrise des récits, de contrôle des algorithmes.

Le dictionnaire devrait ainsi remplacer les définitions closes par des cartographies ouvertes, montrant comment chaque notion déborde sur les autres : sécurité et développement, technologie et souveraineté, écologie et conflit, religion et stratégie, économie et imaginaire.

De nouveaux mots pour un monde inédit

Que contiendrait concrètement un tel dictionnaire ?

Il proposerait d’abord des entrées classiques revisitées : souveraineté, frontière, guerre, paix, alliance, hégémonie, mais redéfinies à l’ère du cyberespace, des firmes transnationales, de l’intelligence artificielle, du climat.

Il intégrerait ensuite des notions nouvelles, jusque-là marginales en géopolitique :

  • Guerre cognitive : bataille pour le contrôle des perceptions plutôt que des territoires.
  • Puissance narrative : capacité d’un État ou d’un acteur à imposer son récit du monde.
  • Souveraineté numérique : maîtrise des données, des câbles, des plateformes, devenue aussi stratégique que le contrôle des mers autrefois.
  • Frontières liquides : frontières mobiles, juridiques, numériques, économiques, plus souvent contournées que franchies.
  • États fantômes : territoires officiellement souverains mais vidés de leur capacité réelle d’action.
  • Zones grises : espaces où règnent la guerre sans déclaration, la paix sans sécurité, la loi sans autorité.

Il inclurait aussi des concepts issus de l’écologie politique : sécurité climatique, guerres de l’eau, diplomatie du carbone, refugiés environnementaux. Le climat n’y serait plus une variable secondaire, mais l’un des moteurs profonds de la conflictualité future.

Le retour du tragique et l’illusion de la maîtrise

Le dictionnaire géopolitique du XXIᵉ siècle devrait aussi réintroduire une catégorie longtemps refoulée par le positivisme : le tragique. L’idée selon laquelle l’histoire obéirait à des lois rationnelles, prévisibles, gouvernables, est battue en brèche par la multiplication des crises systémiques. Pandémies, effondrements écologiques, guerres hybrides, accidents technologiques massifs : le monde est entré dans l’ère de l’incertitude structurelle.

À ce titre, le principe d’incertitude, formulé par Werner Heisenberg, pourrait devenir une clé de lecture géopolitique : plus on cherche à fixer précisément une variable (sécurité, croissance, contrôle), plus une autre échappe (liberté, stabilité, légitimité). Toute politique engendre son ombre.

Même la dissuasion nucléaire, longtemps présentée comme un mécanisme rationnel d’équilibre, apparaît aujourd’hui comme une stabilité instable, fondée sur la peur, les erreurs de calcul et la croyance dans la parfaite rationalité des acteurs.

Des États aux réseaux : la métamorphose des acteurs

L’une des sections centrales du dictionnaire serait consacrée à la transformation des acteurs. L’État n’est plus seul sur la scène. Il cohabite avec :

  • des firmes transnationales dont le chiffre d’affaires dépasse parfois le PIB de nombreux pays,
  • des plateformes numériques capables d’influencer des élections,
  • des milices privées, à même de faire des coups d’Etats,
  • des ONG, qui représentent l’inconscient mondial,
  • des réseaux criminels mondialisés hyperconnectés dans un monde en ébullition,
  • des acteurs informationnels capables de déstabiliser une société par un simple flux de contenus.

Le monde est devenu un théâtre de puissances diffuses, où l’autorité s’exerce sans toujours se montrer, où l’influence circule plus vite que les armées, où la coercition s’habille de discours humanitaires ou technologiques.

Le dictionnaire devrait forger le concept d’hyperacteur hybride : entité capable d’agir simultanément sur les plans économique, médiatique, juridique, militaire et symbolique.

Une géopolitique des récits plutôt que des cartes

Autre mutation majeure : la centralité du récit. Les cartes militaires ne suffisent plus. Ce sont désormais les cartes mentales qui décident souvent de l’issue des conflits. Chaque guerre est aussi une guerre des mots, des images, des émotions. La vérité elle-même est devenue un champ de bataille.

Le dictionnaire devrait ainsi contenir une entrée fondamentale : bataille des narrations. Elle renvoie à la lutte pour imposer l’interprétation légitime des événements. Qui est l’agresseur ? Qui est la victime ? Qui défend le droit ? Qui incarne l’ordre ? Ces questions ne sont plus réglées uniquement par le droit international, mais par la capacité à séduire les opinions publiques mondiales.

L’information n’y serait plus décrite comme un simple outil, mais comme une arme stratégique autonome, capable de produire des effets matériels sans passer par la violence armée.

De l’ordre mondial à la pluralité des mondes

Enfin, le dictionnaire géopolitique du XXIᵉ siècle devrait entériner une rupture définitive : l’abandon de l’idée d’un ordre mondial unique. Le monde n’est plus un système cohérent, mais un assemblage de mondes partiellement incompatibles. Plusieurs visions de la souveraineté, de la modernité, de la puissance, de la démocratie, de la religion coexistent désormais sans s’harmoniser.

Il faudrait parler de fragmentation systémique, de polycentrisme instable, de mondes concurrents superposés. Les règles ne sont plus universelles, mais contextuelles. Le droit international cohabite avec le rapport de force brut, les normes avec l’exception, la légalité avec la nécessité stratégique.

Un dictionnaire pour penser l’inpensé

Un tel dictionnaire ne serait ni un simple ouvrage académique ni un manuel diplomatique. Il serait un instrument critique, un outil pour penser l’impensé, pour nommer l’inédit, pour donner forme conceptuelle à un monde en métamorphose permanente. Il refuserait les certitudes trop confortables, les causalités simplistes, les visions manichéennes.

Il enseignerait que la géopolitique du XXIᵉ siècle n’obéit plus à des lignes droites, mais à des courbes, des spirales, des bifurcations. Qu’elle relève moins de l’horloge que du nuage, moins de la mécanique que du vivant, moins de la stabilité que de la turbulence organisée.

À la manière de Borges, ce dictionnaire serait peut-être, en définitive, une œuvre infinie : non pas un livre clos, mais un labyrinthe de définitions révisables, un miroir tendu à un monde qui change plus vite que les mots. Et c’est peut-être cela, sa véritable fonction : rappeler que la géopolitique n’est plus l’art de prédire, mais l’art de penser l’incertitude sans s’y résigner.

*Avocat au barreau de Tunis

Subscribe to Our Newsletter

Keep in touch with our news & offers

Contenus Sponsorisés

6 commentaires

  1. Vladimir Guez

    1 décembre 2025 | 20h37

    Le chat de Shrodinger sert justement a dire que les lois de la mécanique quantique ne sont acceptables que pour linfiniment petit (les particules) et ne sont pas transposable au monde macroscopique des chats et de ́a géopolitique.
    Sinon comme cous le dites et comme le dit
    zaghouan2040 , se qui se dessine le plus distinctement pour le momment et qui va sans doute s’accentuer c’est la moindre place des Etats du fait de leur echecs et l’émergence des entreprises, du fait de leur réussite dans la géopolitique.

    Des entreprises qui n’existaient pas il y a vingt et partie de rien sont aujourd’hui p’us puissante que des pays millénaires. Les Etats ont encore le monopole de la force , maisnle garderont ils. Une entreprise capable de fabriquer des armées de robots humanoides et de drones de combats pourra un jour faire cessession comme dans les mauvais films de science fiction.

    Le monde se darwinise et les groupes humains qui echouent sont condamnés a disparaître. S’habituer a l’échec repeter comme on le fait chez nous , quand ce n’est pas vivre dans son déni, n’augure rien de bon .

  2. zaghouan2040

    1 décembre 2025 | 19h37

    Je me permets d’ajouter que l’évolution de la géopolitique dans les décennies à venir sera fortement impactée par les impacts du basculement climatique qui fragilise certains ays comme la Tunisie de manière très sérieuse
    Or a l’opposé des monarchies pétrolières et sans une moindre mesure du Maroc la Tunisie n’est pas du tout du tout préparée
    Certains experts en géopolitique pronostiquent dans 25 ans une incapacité de ces états à assurer les services publics de base y compris la sécurité et la souveraineté territoriale
    A cela s’ajoute la réduction drastique a l’accès aux énergies fossiles qui ne sont pas aussi substituables qu’on le prétend.Loin de là
    A cet égard le cas du Sahel du Bangladesh et bientôt du Pakistan est emblématique
    Les rapports internationaux – ou ce qu’il en resterait – seront profondément bouleversés par l’émergence et la diffusion généralisée de micro-entites politiques érigées en communautés autonomes suite a l’effondrement pur et simple de nombreux pays
    Ce scénario a priori fantaisiste est pris de plus en plus au sérieux pour décrire une partie du monde à partir de 2040

  3. Rationnel

    1 décembre 2025 | 17h55

    Excellent article qui sera probablement mal compris comme le temoigne le premier commentaire. Amin Ben Khaled est l’un des premiers auteur en Tunisie a comprendre que « La bataille des narrations est devenue centrale, car les cartes mentales et les récits imposés sont désormais aussi décisifs que les cartes militaires. L’information est une arme stratégique autonome. »
    On doit passer de la theorie a la pratique. Pour qu’un pays puisse gagner la bataille des narrations il doit controler les outils de la propogation comme TikTok, X (ex Twitter), Facebook.. Le medium est le message (the medium is the message).

  4. zaghouan2040

    1 décembre 2025 | 16h56

    C’est un immense plaisir de découvrir que des intelligences supérieures continuent de résider dans ce pauvre pays
    Dans ce monde régit par des lois nouvelles et de plus en plus éphémères la Tunisie a son Magicien d’Oz qui cherche à créer sa propre bulle quantique à coups de decoherences paranoïaques

  5. jamel.tazarki

    1 décembre 2025 | 13h12

    Introduction : en lisant l’article ci-dessus, j’ai compris de façon implicite que, selon M. Amin Ben Khaled, tous les problèmes socio-économiques de la Tunisie sont les conséquences d’une planète Terre injuste envers la Tunisie, et que KS est notre libérateur.

    @Mr. Amin Ben Khaled: Je vous conseille plutôt de prendre au sérieux le principe « Penser global, agir local » (think global, act local), qui consiste à avoir une vision globale des enjeux internationaux tout en agissant concrètement au niveau local, afin de combiner une perspective internationale ou mondiale avec des actions et des solutions qui répondent aux réalités de notre pays. Et cela ne devrait pas se faire par la seule voix d’un dictateur, car les problèmes sont trop complexes pour être résolu en solo.

    @M. Amin Ben Khaled : votre affirmation implicite selon laquelle « la faute est toujours aux autres » reflète une tendance à rejeter la responsabilité de la Tunisie, et en particulier de ses différents dictateurs, et à attribuer notre misère socio-économique, judiciaire et politique à des facteurs externes. Si la Tunisie va très mal sur les plans socio-économique et judiciaire, c’est d’abord la faute aux Tunisiens, et en particulier de ceux qui nous ont gouvernés depuis des décennies. Il est facile de blâmer les autres pour les problèmes socio-économiques de la Tunisie, cherchant ainsi à éviter d’assumer notre propre responsabilité.

    – La misère socio-économique de la Tunisie n’est pas non plus la faute de la nature. Cette perspective attribue nos problèmes aux lois ou aux contraintes de la nature, comme l’idée d’être la proie d’un manque de pluviométrie, alors qu’il y a suffisamment de pluviométrie en Tunisie. Il suffirait de mieux gérer nos eaux de pluie.

    – La faute n’est pas au destin : cela suggère que le cours des événements est fixé à l’avance et qu’il est impossible de le changer.

    – Il est naturel de se sentir parfois dépasser par les événements et d’en chercher l’origine à l’extérieur de soi. Cependant, la psychologie et même les sciences montrent qu’il est souvent possible de changer sa perception des événements et de reprendre le contrôle de sa vie, même dans des circonstances difficiles.

    – L’intelligence artificielle est une chance pour améliorer notre quotidien, notre santé, notre productivité et notre environnement. Elle s’améliore chaque jour grâce aux milliards de données traitées, et continuera à évoluer tant que nous l’alimenterons en informations et en innovations. Il faut enfin comprendre que l’intelligence artificielle consiste à alimenter un programme informatique en données structurées sur des bases mathématiques. Exemple de structure de données: un arbre de décisions, par exemple, est un algorithme d’apprentissage supervisé non paramétrique utilisé pour les tâches de classification et de régression. Il possède une structure hiérarchique et arborescente composée d’un nœud racine, de branches, de nœuds internes et de nœuds feuille. L’IA traverse tous les nœuds de l’arbre de décisions afin de trouver une solution optimale, en se basant sur ce que l’on appelle le backtracking (j’ai écrit un travail de recherche scientifique sur ce sujet à l’université de Munich). En Tunisie, nous ne pourrions jamais utiliser l’IA de façon utile, car nos données sont chaotiques. Toutes les entreprises et institutions sur notre planète terre sont en train de restructurer leurs données afin d’en tirer des implications intelligentes à travers l’IA. Et que fait la Tunisie ? On ne nous parle que des dangers de l’IA, et non de ses avantages, qui dépassent de loin ses inconvénients.

    M. Amin Ben Khaled, dans votre article, vous avez « pensé global », mais vous avez négligé « l’agir local ». Vous n’avez fait aucun effort pour intégrer la Tunisie dans le changement de paradigme socio-économique mondial actuel dont vous parlez tout au long de votre article, ceci afin d’en tirer des conclusions intelligentes en faveur d’une action locale qui nous permettrait de sortir de l’impasse socio-économique et de la misère quotidienne. M. Amin Ben Khaled, avez-vous peur des conséquences du manque de liberté d’expression en Tunisie?

    Fazit: Article intéressant à lire, mais unilatéral.

    Très cordialement

    Dr. Jamel Tazarki, Mathématicien

    • Rationnel

      1 décembre 2025 | 17h48

      Avez vous lu l’article?