« Gabès suffoque » scandaient les manifestants lors de la mobilisation massive du 21 octobre, quand la ville s’était changée en véritable raz-de-marée humain. Environ quarante mille personnes dans la rue, réclamant qu’on cesse enfin de faire semblant et qu’une solution soit trouvée pour que la ville redevienne vivable.
Le même cri avait retenti un mois plus tard à Tunis, lors de la marche citoyenne du 22 novembre. Les protestataires brandissaient des fumigènes pour matérialiser les émanations toxiques du Groupe chimique et réclamaient le démantèlement des unités.
Depuis, rien n’a été démantelé. Hier encore, à Chatt Essalam, le collectif Stop Pollution a dressé un bilan proprement affolant : d’abord une trentaine d’élèves intoxiqués, puis une cinquantaine en fin de journée. Des enfants dont les écoles, posées là comme par dépit, jouxtent les unités polluantes. Leur scolarité, déjà malmenée par un système saturé, devient littéralement irrespirable.
Dans cet interlude où rien ne bouge, les internautes, bien protégés derrière le confort de leurs écrans, ressortent les vieilles théories du complot, très en vogue en ces temps qui courent : « Pourquoi suffoquent-ils aujourd’hui ? », « Pourquoi ces émanations touchent-elles surtout les enfants ? ». Comme si l’air vicié choisissait ses cibles selon une logique occulte. Comme tout le reste dans le pays…
Ali Ben Hammoud : l’homme de la dernière chance ?
La situation n’est plus seulement urgente, elle relève de l’urgence absolue. C’est dans cet esprit que le président avait chargé Ali Ben Hammoud de former une équipe censée élaborer des solutions immédiates pour résoudre la crise à Gabès. C’était il y a trois semaines.
Ali Ben Hammoud, ingénieur en pétrochimie à la retraite, diplômé de l’Université de Shanghai, avait, selon Carthage, répondu « sans hésitation » à l’appel et affiché un indéniable « sens de responsabilité nationale ». La commission qu’il a formée a été reçue par Kaïs Saïed le 18 novembre 2025 et a remis un rapport préliminaire sur la situation. Depuis, plus rien. L’urgence semble relever d’un espace-temps parallèle où l’on parle d’immédiateté pour mieux ne rien faire.
Le président avait appelé à « intensifier les efforts » pour élaborer « dans les plus brefs délais » un rapport final comprenant des solutions immédiates et une vision stratégique globale. Dans les faits, aucune raison de penser que ce rapport, fût-il urgent, serait suivi d’actes.
Face à la commission, le chef de l’État est revenu à son refrain habituel, dénonçant « la diffusion de contre-vérités destinées à préparer la cession d’un grand nombre d’installations et d’entreprises publiques », puis les « conspirations », la « trahison », la « propagation de rumeurs et de mensonges ». Un florilège complet.
La commission est censée proposer des mesures immédiates pour réduire les risques sanitaires, mais pourra-t-elle seulement exister face à un discours complotiste qui préfère inventer des ennemis plutôt que d’affronter les problèmes réels ?
Car peu importe les pouvoirs qu’on investira dans la commission d’Ali Ben Hammoud, il ne suffit pas de missionner un homme pour résoudre un calvaire qui dure depuis des décennies et qui s’aggrave de semaine en semaine. On peut lui coller toutes les étiquettes héroïques qu’on veut, il ne changera pas à lui seul un système qui s’effondre. Le salut ne viendra jamais d’un seul homme. Le président le sait parfaitement, il ne cesse d’en faire l’expérience.
Une crise politique avant d’être environnementale
Le problème de Gabès n’est en effet pas simplement technique. Il est politique, fondamentalement politique. Les études techniques sur Gabès existent depuis plus de trente ans. Dès les années 90, des analyses ont été menées pour évaluer l’impact écologique et sanitaire. Des décisions avaient même été prises pour traiter le phosphogypse et trouver des alternatives viables.
Trois décennies plus tard, absolument rien n’a été appliqué. L’absence chronique de volonté politique a laissé pourrir la situation, au détriment d’une population abandonnée dans un enfer industriel qui continue de s’étendre.
Tout indique que cette volonté politique n’existe toujours pas. On se souviendra longtemps de cette ministre de l’Industrie, occupée à réfléchir au transport du phosphate alors qu’en même temps, en plein mois d’octobre, les habitants suffoquaient sous des émanations toxiques. Cette ministre qui s’est aliénée tous les députés et qu’on a appelée à la démission.
Ali Ben Hammoud, ou n’importe quel autre « compétence nationale », n’y pourra rien. Ce qu’il faut, c’est enfin décider de s’attaquer sérieusement à ce dossier, écouter véritablement les experts, engager une stratégie de démantèlement progressif, de délocalisation, de valorisation du phosphogypse, et transformer durablement le modèle industriel de Gabès.
En attendant, Gabès reste prise au piège entre un État qui crie à la trahison tandis que les enfants suffoquent, et une commission envoyée au front comme un simple pansement sur une hémorragie béante…











Commentaire
Hannibal
Quelq’un a dit: quand vous voulez enterrer un projet, créez une commission.
Autrement dit: de la poudre aux yeux ou absence de courage.