En 24 jours, l’action Tuninvest Sicar a bondi de 9 à 41,9 dinars, pulvérisant tous les repères du marché boursier tunisien. L’ONG Alert parle d’une « suspicion sérieuse de délit d’initié » et pointe des achats datés d’avant la publication officielle des indicateurs. Entre un CMF incapable de siéger et un précédent TSI toujours en suspens, la transparence du marché financier tunisien est de nouveau mise à l’épreuve.
Tuninvest SICAR, société d’investissement créée en 1993, introduite en bourse en 1998 à 11 dinars, avait jusqu’ici un parcours boursier paisible. En 2023, son action oscillait entre 5,89 et 9,06 dinars ; en 2024 entre 8,5 et 10,2 dinars.
Son actionnariat est composé à 36,51 % de Tunisie Leasing et Factoring, 6,54 % du FCP Valeurs Mixtes, et d’un flottant dispersé à hauteur de 56,95 %. Le président actuel est Brahim Anane, et le directeur général Mourad Chemmam.
La société n’avait jamais défrayé la chronique, jusqu’au 13 octobre 2025. La société a publié ce jour-là ses indicateurs et montre des revenus en explosion : 2,573 millions de dinars au 30 septembre 2025 contre 45.918 dinars un an plus tôt.
Au 1er trimestre 2025, les revenus étaient de 73.845 dinars et de 231.270 dinars au deuxième trimestre.
Croissance vertigineuse
Dans ses explications sur les raisons de cette envolée des revenus au 3e trimestre 2025, Tunivest a été laconique et expéditive : « les revenus ont connu une hausse significative par rapport aux mêmes périodes de l’exercice 2024, et ce grâce à l’augmentation des dividendes distribués par les sociétés du portefeuille. » Aucun détail sur les sociétés en question, aucune précision justifiant l’augmentation des revenus de 5505% en un an et de 1012% en un trimestre. Sous d’autres cieux, cette croissance vertigineuse est automatiquement accompagnée par une conférence de presse ou, au minimum, d’un communiqué explicatif. Tuninvest s’est suffi de deux lignes à la fin de ses indicateurs.
Ce qui suit prend tout le monde de court.
Selon les données du site spécialisé ilBoursa, l’action franchit les 12 dinars mi-octobre, dépasse les 18 dinars fin octobre, grimpe encore au-dessus de 30 début novembre, avant de culminer à 41,9 dinars fin novembre. Soit +358 % en 24 jours.
Du jamais vu dans l’histoire du titre.
Ce qu’il faut savoir, c’est que dans le métier des sicar, les revenus varient certes selon les performances des participations, mais jamais avec de telles amplitudes. Une hausse de 5 505 % en douze mois n’est pas une simple anomalie : c’est une rupture totale de tendance. En général, un tel bond n’apparaît qu’après une cession majeure ou une opération structurante — deux éléments absents du communiqué de Tuninvest.
L’opération qui jette le trouble
Là où l’affaire bascule, c’est du côté du 6 octobre avec une opération qui jette le trouble, réalisée une semaine avant la publication officielle des indicateurs d’activités par la société.
L’ONG Alert relève l’achat de 14.000 actions, réparties sur vingt transactions, pour près de 126.000 dinars.
Un mois plus tard, la valeur potentielle de ces titres atteint 574.000 dinars.
Alert parle d’un mouvement « inhabituel » effectué « avant toute information publique », et soulève une question simple : comment interpréter une telle opération, exactement sept jours avant l’annonce d’un trimestre exceptionnel ?
Les chiffres officiels… et ceux qui manquent
Sur le papier, Tuninvest explique sa performance par un dividende exceptionnel versé par Nouvelair, dont elle détient 8,5 %. Cette réponse n’est venue qu’après l’envolée de 355% du titre et une demande d’explication du Conseil du marché financier (CMF, gendarme de la bourse).
La réponse est loin d’être convaincante et Alert relève une incohérence : même en intégrant ce dividende, la valeur comptable de l’action ne devrait pas dépasser les 8,8 dinars au 30 novembre. Le marché, lui, la valorise près de cinq fois plus.
Un écart « impossible à expliquer par les fondamentaux », écrit Alert.
Le CMF réagit… mais tard, et sans pouvoir agir
Ce n’est que jeudi dernier, 27 novembre, après plusieurs articles spécialisés s’interrogeant sur la flambée — dont celui d’ilBoursa publié deux jours plus tôt — que le CMF sort un communiqué.
Le CMF a mis un mois et demi pour réagir, mais n’a fait que demander des « informations supplémentaires ».
Tuninvest répond laconiquement qu’elle n’a « aucune information interne » susceptible d’expliquer la hausse.
Pas d’enquête annoncée, pas de suspension de la cotation, pas de contrôle des transactions.
Et pour cause : le CMF ne peut presque plus se réunir.
Son Collège de dix membres est amputé de moitié. Les postes de ses trois membres permanents sont vacants, ainsi que de deux sur les six membres non permanents. Ceci empêche tout simplement l’instance d’atteindre le quorum.
La paralysie est totale. En clair, l’organe chargé de surveiller le marché ne dispose même plus des ressources humaines minimales pour le faire. Et sans quorum, aucune décision formelle ne peut être prise : ni enquête, ni audition, ni mesure conservatoire. Une anomalie de marché peut donc rester sans réaction pendant des semaines — comme ce fut le cas pour Tuninvest.
Le même problème touche, ironie du sort, le conseil d’administration de la Banque centrale.
Un précédent qui pèse lourd : l’affaire TSI
Alert rappelle un dossier récent : TSI, révélé en mai 2025.
Une fraude géante assimilée à un Ponzi, des centaines de millions envolés, un PDG en fuite… et un CMF qui, déjà, publiait des communiqués vagues, sans alerter les petits porteurs.
Pour l’ONG, ce nouvel épisode Tuninvest illustre la même fragilité : un régulateur affaibli, une transparence insuffisante, un marché vulnérable aux asymétries d’information.
Délit d’initié ? Pas de preuve — mais un faisceau de questions
À ce stade, aucune preuve publique ne permet d’affirmer un usage d’information privilégiée et donc de pouvoir parler sérieusement de délit d’initié.
Mais plusieurs faits établis s’entrechoquent :
- une opération significative le 6 octobre, une semaine avant la publication des indicateurs d’activité ;
- une société opaque très avare en informations susceptibles d’intérêt ;
- une flambée boursière sans équivalent ;
- un dividende exceptionnel à peine détaillé ;
- un CMF incapable de fonctionner ;
- un précédent lourd (TSI) encore non résolu.
La question n’est donc pas de juger. Elle est de comprendre et de savoir si le marché tunisien est capable, aujourd’hui, d’apporter les réponses que les investisseurs — grands ou petits — sont en droit d’attendre.
L’affaire Tuninvest SICAR révèle une zone grise : un titre qui s’envole, une information parcellaire, et un organe de régulation en apnée.
Sans enquête rigoureuse, sans transparence totale, la confiance vacille — et c’est tout le marché financier tunisien qui en paie le prix.
En attendant, l’action s’est repliée concomitamment avec le communiqué du CMF pour tomber de 41,9 dinars le 25 novembre à 37 dinars en fin de semaine. Elle a cependant repris sa hausse hier, lundi, pour clôturer à 38,660 dinars. Pour ce matin, mardi 2 décembre 2025, elle est réservée à la hausse à plus de quarante dinars. L’histoire Tuninvest ne fait que commencer, semble-t-il.
Maya Bouallégui










