Le 4 décembre 2025, un séisme politique frappe de nouveau la Tunisie : Ahmed Néjib Chebbi, 81 ans, figure historique de l’opposition démocratique, a été arrêté à son domicile pour exécuter une peine de douze ans de prison dans l’affaire dite de « complot contre la sûreté de l’État ».
Pour beaucoup, ce n’est pas un verdict. C’est un aveu. Un aveu d’échec, de fragilité, de peur.
Le pouvoir, lorsqu’il n’a plus rien à proposer, s’en prend toujours à ceux qui, par leur seule existence, rappellent ce qu’est un État de droit et ce qu’est une dictature. Et Chebbi, lui, a passé sa vie entière à rappeler cette évidence.
Ahmed Néjib Chebbi n’est pas simplement un opposant. Il est l’un des rares militants arabes dont l’engagement traverse six décennies sans reniement, sans compromis honteux, sans rupture morale.
Né en 1944 à Tunis dans une famille très politisée, avocat brillant, il s’attaque très tôt aux dérives autoritaires du régime de Bourguiba (1957-1987), puis celui de Ben Ali (1987-2011) et maintenant celle de Kaïs Saïed (2019 -).
Arrêté en 1966 et jugé par la Cour de sûreté de l’État, il est condamné en 1970 à onze ans de prison pour ses activités politiques. Il n’a que 22 ans.
Cet épisode, souvent oublié, ouvre une trajectoire rare : six décennies de militantisme sans interruption, sous trois présidents et trois systèmes autoritaires différents.
Après la prison sous Bourguiba, il connaitra la résidence surveillée, les filatures, les humiliations administratives, les intimidations policière et tout l’arsenal classique des États qui veulent faire taire sans assumer la brutalité frontale. Mais il revient. Toujours. Même quand beaucoup de ses contemporains, moins résistants, choisissaient la prudence.
En 1983, il fonde le Parti démocrate progressiste (PDP), un parti qui deviendra, avec le temps, un refuge pour les militants, les intellectuels, les jeunes qui croyaient encore que la Tunisie pouvait se tenir debout. Déjà, on disait de lui qu’il avait « raison trop tôt ». Et la formule lui restera. C’est celle que Business News a utilisée pour le décrire quand il s’est présenté à la présidentielle de 2014 : Ahmed Nejib Chebbi toujours en avance…
En 2009, il tente la présidentielle. L’État verrouillé de Ben Ali l’en empêche. En 2011, il participe à la transition, brièvement ministre, avant de redevenir ce qu’il est : une conscience, pas un fonctionnaire. Il mettra à profit cette conscience à la Constitution de 2014 à laquelle il a participé. Entre autres grâce à lui, cette constitution n’a pas été celle que les islamistes voulaient.
En dépit de tout, Chebbi est de ces hommes dont on peut critiquer les positions — et il en a eu de maladroites — mais que personne ne peut accuser de duplicité ou de lâcheté. Il n’a jamais changé de camp : il a toujours choisi celui de la liberté.
Al Maoukif : un journal plus démocratique que les régimes qu’il dérangeait
On ne comprend pas Ahmed Néjib Chebbi si l’on oublie Al Maoukif, ce journal d’opposition qu’il a porté et incarné pendant des décennies.
Dans un paysage verrouillé, Al Maoukif offrait ce que beaucoup de sociétés rêvent d’avoir : un espace où toutes les voix pouvaient s’exprimer.
Le journal ouvrait ses colonnes à toutes les tendances politiques, y compris à ceux qui critiquaient frontalement Chebbi lui-même.
Il était lu de la première à la dernière ligne, malgré la censure, les tentatives d’intimidation, les pressions exercées sur les imprimeurs, les menaces de confiscation.
Il a résisté longtemps, parce que ceux qui y travaillaient n’acceptaient pas que l’on réduise la Tunisie à un monologue officiel.
Pour un lecteur à Honolulu ou à Berlin, il faut le dire clairement : dans ce pays, pendant des années, un journal d’opposition a été plus démocratique que les régimes qui prétendaient parler au nom du peuple. Et au cœur de cette expérience, il y avait Chebbi.
Le 18-Octobre : quand des adversaires acceptent de souffrir ensemble
En 2005, au cœur de la dictature de Ben Ali, il participe à la grève de la faim du 18-Octobre, aux côtés d’Ayachi Hammami et d’autres grandes figures politiques notamment Hamma Hammami, Samir Dilou ou Lotfi Hajji…
Des militants issus de familles idéologiques parfois irréconciliables se mettent ensemble en danger pour réclamer des libertés fondamentales, la fin des procès politiques, le respect des droits humains.
Cet épisode a marqué la mémoire tunisienne : il a montré qu’en Tunisie, le désaccord politique pouvait ne pas empêcher l’union pour défendre les libertés de tous.
Là encore, Chebbi faisait partie de ceux qui ont assumé le prix de ce geste. Seize ans après, il tente de reprendre la même recette avec son Front du salut. On peut critiquer à volonté ce front, il n’en demeure pas moins que ses principales figures sont aujourd’hui en prison.
L’arrestation de cette semaine ne dit rien de lui. Elle dit tout du régime.
Depuis 2021, la Tunisie vit sous le règne personnel de Kaïs Saïed, maître-assistant de droit constitutionnel devenu président, qui a suspendu le Parlement, réécrit la Constitution, marginalisé les partis, bâillonné les médias et placé la justice sous tutelle directe.
L’affaire dite de « complot contre la sûreté de l’État », dans laquelle M. Chebbi est aujourd’hui détenu, s’inscrit dans cette logique. Elle n’a convaincu ni les juristes, ni les observateurs internationaux.
Elle a été instruite dans des conditions opaques, en masse, contre des militants de toutes tendances — islamistes, progressistes, syndicalistes et nationalistes. Avocats, politiciens, lobbyistes, journalistes et simples citoyens.
Quand l’État met tout le monde dans le même sac, c’est rarement un signe de rigueur judiciaire. C’est un signe de panique.
La scène du cabas : une leçon de dignité
Les témoignages de ceux qui l’ont vu cette semaine, dans les jours précédant son arrestation convergent.
Depuis sa condamnation, il avait préparé son cabas, posé près de la porte, prêt à partir.
Sa maison était encerclée, mais lui restait d’un calme désarmant, sourire aux lèvres. Un sourire de défiance, de confiance et de satisfaction de soi. L’homme a son avenir derrière lui et n’a plus rien à prouver.
À ceux qui lui parlaient de prison, il ne répondait pas par la peur, mais par l’espoir : il disait espérer sortir pour voir encore la Tunisie changer et se disait pleinement confiant dans la jeunesse qui descend aujourd’hui dans la rue, plus nombreuse que dans les maigres manifestations d’autrefois.
Ce n’est pas un homme abattu qu’on a arrêté.
C’est un homme qui a accepté, une fois de plus, de payer le prix de ses convictions.

Son dernier message : continuer la lutte
Sa fille, l’avocate Haïfa Chebbi, le rappelle : son père sait depuis longtemps que le militantisme a un prix.
Il n’a jamais cherché à l’ignorer ni à le minimiser.
Dans les derniers jours, son message à ceux qui lui rendaient visite tenait en quelques mots : continuer à lutter, défendre les libertés, ne pas se résigner.
Il ne demande pas que l’on se mobilise pour sa personne.
Il demande que l’on ne renonce pas à l’idée de Tunisie libre pour laquelle il s’est battu toute sa vie.
Saeb Souab, militant et fils du prisonnier politique Ahmed Souab, lui a rendu visite cette semaine et témoigne : Ahmed Néjib Chebbi espère sortir de prison bientôt pour voir la Tunisie aller mieux, et qu’il était « plein d’espoir » en voyant la jeunesse qui manifeste aujourd’hui.
Il rappelait que, sous Ben Ali, leurs manifestations n’atteignaient pas cinquante personnes et que ceux qui manifestent aujourd’hui ont “une mission plus facile”, mais tout aussi essentielle.
Puis Saeb conclut, sans détour : « le pouvoir qui s’acharne sur un vieil homme de cette stature révèle surtout la bassesse de son propre système. »

Un contraste historique devenu symbole
Le témoignage du militant Houssem Saad résume en une phrase ce que beaucoup pensent tout bas : « Il y a près de soixante ans, Ahmed Néjib Chebbi plaidait sa première affaire politique. À cette époque, Kaïs Saïed entrait tout juste en première année d’école. » Tout est là.
D’un côté, un homme dont toute la vie a été un bras-de-fer avec l’arbitraire.
De l’autre, un président qui n’a jamais supporté la contradiction et qui transforme chaque désaccord en menace contre la nation.
La disproportion est telle qu’elle rend l’arrestation encore plus absurde — et encore plus tragique pour l’image du pays.
Les vraies dictatures ne se dévoilent jamais d’un coup : elles s’installent.
« Nous avons quitté le territoire de la justice pour celui de la honte », écrit Mohsen Marzouk, une autre figure politique tunisienne. Il a raison.
Un régime autoritaire ne naît pas le jour où il prononce une condamnation injuste.
Il naît le jour où il se persuade qu’il peut emprisonner les meilleurs, et que personne n’osera le lui reprocher.
Le pouvoir actuel a misé sur la lassitude de la société, sur la peur, sur la fragmentation de l’opposition.
Mais il reproduit l’erreur classique des régimes qui s’imaginent invincibles : croire que la prison est une solution politique.
Comme l’écrit Salem Labiadh : « Il n’existe aucun précédent dans l’histoire où la voix du geôlier a surpassé celle de ses victimes. » Cette phrase suffirait à clôturer toute analyse politique.
Un homme arrêté, une génération entière revalorisée
L’arrestation de Chebbi n’est pas seulement celle d’un opposant.
Elle rappelle au monde que la Tunisie a produit, depuis un siècle, des générations de militants qui ont fait vivre la liberté parfois mieux que les institutions censées la protéger.
Ayachi Hammami et Chayma Issa arrêtés quelques jours plus tôt dans la même affaire, appartiennent à cette même lignée.
Sonia Dahmani, Hamma Hammami, Taoufik Ben Brik, Radhia Nasraoui, Issam Chebbi (frère de Néjib, détenu dans la même affaire depuis près de trois ans) … La Tunisie a une tradition d’opposition que beaucoup de pays envieraient.
Et quand ces voix sont emprisonnées, cela ne renvoie pas une image de force.
Dans le monde entier, les démocrates reconnaissent ce schéma.
La prison de Mandela n’a pas renforcé l’apartheid.
La prison de Vaclav Havel n’a pas sauvé les communistes tchèques.
La prison de Ben Ali n’a pas fait taire les Tunisiens en 2010.
Les régimes passent.
Les hommes qui résistent restent.
Un pays qui emprisonne Chebbi ne punit pas un homme : il punit son histoire
Chebbi n’est pas un dissident de circonstance.
Il n’a pas découvert la démocratie en 2011.
Il l’a pratiquée sous Bourguiba, sous Ben Ali, sous les transitions successives, et aujourd’hui encore, à un âge où d’autres choisiraient le repos.
C’est précisément ce que le régime autoritaire, sans biographie, sans historique et sans acquis, ne pardonnent pas : la constance, la mémoire, l’expérience et la hauteur.
Ahmed Néjib Chebbi ne menace pas l’État. Il menace le mensonge et la falsification de l’Histoire.
Hier, c’est un opposant qui a été arrêté. Aujourd’hui, c’est un symbole. Demain, ce sera une page d’histoire.
La Tunisie officielle veut faire croire à un complot.
La Tunisie profonde, elle, sait très bien ce qu’elle voit : un régime qui se crispe, qui s’isole, qui se raidit, et qui finit par transformer ses prisons en musée de son propre échec.
L’arrestation de Ayachi Hammami et Ahmed Néjib Chebbi en l’espace de 48 heures renvoie l’image d’un pouvoir qui se sait fragile et qui confond la critique avec le crime.
Un régime sûr de lui ne jette pas un octogénaire en prison, surtout qu’il a derrière lui six décennies de militantisme politique.
Un régime sûr de lui débat, répond, convainc, gouverne.
Un régime sûr de lui n’a pas peur d’un homme de 81 ans.
Un jour, quand les archives seront ouvertes et que les historiens dresseront la chronologie de ces années sombres, ils écriront que ce vieux militant, arrêté un jeudi de décembre, avait encore raison trop tôt.
Mais que cette fois, comme toujours, il avait raison.
Nizar Bahloul











9 commentaires
lotfi.chaffai
Je dois d’abord saluer le courage de Monsieur Bahloul pas évident d’écrire un texte anti -dictature en ce moment l’emprisonnement de l’un vieux militant prouve le désarroi du régime et la faute aux électeurs qui ont mis en selle un Monsieur sans expérience sans programme sans charisme et c’est pas ses escapades populistes sur l’avenue Bourguiba qui vont améliorer la situation du pays l’histoire sera impitoyable avec ce dictateur
Tunisino
Rached Ghannouchi est aussi en prison, avec une lutte contre tous les régimes, une constitution, et des années au pouvoir, sans aucun impact positif sur le développement de la Tunisie. Au contraire, sa lutte a fait du mal à des innocents qui ont cru à sa démarche, et son passage au pouvoir a affaiblit le pays! Lutter pour les libertés, c’est bien, mais lutter pour le développement durable est aussi bien, c’est ce que les littéraires politisés de l’après 2011 n’ont pas saisi. Après 2011, tous ceux qui ont été jugés par Bourguiba et Ben Ali comme incompétents, ont pris la relève, jusqu’à présent, pour emmerder 12 millions d’orphelins au lieu de les servir, pour faire mieux que Bourguiba et Ben Ali. Certes MNC est un militant passionné, mais son impact sur le développent du pays reste douteux. Quant à KS, il a totalement dérapé, au lieu que son projet soit le développent durable en travaillant sur les volets technique et démocratique, son projet est devenu comment noyer ses adversaires en exploitant leurs erreurs.
ZARZOUMIA
les 3 portraits accrochés au mur , sont bien les ennemis de celui qui semble partir en voyage , la mise en scène est juste raté , le contraire est bien le réel , et il fallait s’y attendre surtout en tant que le 1 er. responsable du fameux front et qui se termine très mal .
Fethi Said
Encore une mauvaise mise en scène. On dirait quelqu’un qui part en mission. À son âge il ferait mieux déjouer à autre chose : couverture, bonnet et bouillotte
ZARZOUMIA
ceci est L’HERITAGE d’enakba avec qui s’est rallie n.chebbi et CERTAINS essayent de tout mettre sur le dos du Président KAIES SAIED , ILS ONT VITE OUBLIÉS LA DESTRUCTION DU PAYS PAR les ordures d’enhadha #### ÇA NE S’EFFACENT AUSSI FACILEMENT #### pour ceux qui veulent noyer le poisson !!!
Fethi Said
Puisque je le veut, je serai le prochain président, je n ‘ai que 81 ans, Beji l’a été à mon âge, pourquoi pas moi. Ceci dit , on ne doit pas mettre un vieillard à son âge en prison.
zaghouan2040
Ce régime suit exactement la même trajectoire de consolidation de la tyrannie que celle empruntée par benali a partir de 1989
Mais nous ne sommes plus en 1990 : 35 ans se sont écoulés
L’arrestation de Si Nejib est profondément indigne elle nous indique qu’il faut se révolter contre cette chape de plomb qui va transformer ce pauvre pays en Corée du Nord bis
La Tunisie de Kaes Saed est hors sujet elle est radicalement marginalisée des dynamiques d’échanges de savoirs de créativité de coopération internationale de transfert technologique d’investissement à haute valeur ajoutée de création de clusters innovants et durables
Ce camp pénitentiaire a ciel ouvert prend factuellement en otage une jeunesse massacrée des intellectuels avilis des femmes méprisées il propage la violence tous azimuts la délation l’idiotie collective la corruption généralisée et la cruauté aveugle
HE
Il n’avait pas raison de s’allier avec les islamistes il y a quelques années
Hannibal
Ceux qui sont en prison pour leurs opinions sont libres et ceux qui sont libres et se réjouissent de cette situation sont en prison, une prison dans leur tête.