Lors de la manifestation de samedi à Tunis, une pancarte a résumé toute l’âme de ce mouvement citoyen : le visage sans traits d’une femme inconnue, symbole des droits de « tous ceux qu’on ne connaît pas, mais qu’on défend malgré tout ».
Depuis plusieurs semaines, de grandes marches sillonnent Tunis et d’autres villes, réclamant un desserrement de l’étau sur les libertés et la possibilité pour chacun de respirer enfin, au sens propre comme au figuré.
Il y a ceux qui se tiennent debout, malgré la peur, l’usure et l’isolement, prenant le risque de défendre des libertés devenues encombrantes dans un monde qui préfère le confort au courage. Et puis, il y a les autres : plus nombreux, silencieux, dénigrants, qui regardent ces combats comme une vieille bataille perdue d’avance, sans risquer leur tranquillité. Enfin, il y a ceux que ces luttes insupportent, parce qu’elles menacent leur propre confort et privilèges au point de saboter celles des autres.
Défendre les libertés : un combat pour tous, pas seulement une élite
Derrière leurs écrans, beaucoup dénigrent ces manifestants : « quelques timbrés », « rebuts de l’élite », « instruments de voix étrangères ». Ils applaudissent un ordre étouffant, diabolisent les voix dissidentes et accusent leurs porteurs d’irresponsabilité ou de trahison. Pourtant, ces combats ne sont pas ceux d’une élite marginalisée, mais un combat partagé par citoyens, politiques, journalistes, avocats et acteurs de la société civile.
Ce message opposant, qu’on veut par tous les moyens réduire à une lutte d’« élite » rejetée, rappelle que si les figures politiques emprisonnées sont visibles, des centaines de Tunisiens anonymes croupissent aussi derrière les barreaux pour des faits similaires. Le combat pour libérer Ahmed Néjib Chebbi et Jaouhar Ben Mbarek est le même que celui pour que Hattab Slama, Jihad Majdoub, Saber Chouchane et d’autres ne soient pas injustement emprisonnés. Les campagnes pour Mourad Zeghidi, Borhene Bsaies ou Sonia Dahmani sont toutes liées par ce même principe : que personne ne passe des années derrière les barreaux sans raison valable, attendant d’être « enfin libre s’il n’a rien fait ».
Malgré la fatigue et le découragement, des milliers de Tunisiens manifestent chaque semaine pour réclamer des droits et une vie digne. Après Gabès, où des milliers ont exigé le démantèlement d’unités polluantes, c’est aujourd’hui la capitale qui vibre au rythme de slogans souvent dénoncés comme « le luxe de ceux qui obéissent aux dictats étrangers » ou « des revendications inutiles ».
Certains semblent oublier que les libertés ne disparaissent jamais d’un coup. Elles s’effacent par petites touches : une parole en moins, un droit conditionné, une peur normalisée, jusqu’au jour où chacun se réveille étranger à sa propre parole, inquiet des libertés qu’il niait aux autres.
Quand le confort protège l’injustice… jusqu’à menacer tous
La nouvelle caste proche du pouvoir, les Zqafna, dénigre ces mouvements qu’elle accuse de ne pas comprendre le « projet présidentiel ». Mais que se passera-t-il lorsqu’ils seront menacés à leur tour ?
Ce qu’on peut reconnaître au régime kaïsiste c’est qu’il ne fait pas de distinction entre amis d’hier et ennemis d’aujourd’hui. Sa répression est trop forte pour épargner son propre camp. Certains zélés du pouvoir, croyant bénéficier d’une immunité totale, commencent à payer le prix de leurs excès : emprisonnés sous le décret 54 après avoir diffamé, jusqu’à toucher à la famille présidentielle. Parmi eux, Sami Ben Salah, figure emblématique de ces zélés, a ainsi été « mis hors d’état de nuire ». Du moins momentanément. Le linge sale se lave en public, et les menaces se font plus sérieuses.
Les perspectives changeront-elles depuis que les intouchables d’hier sont devenus fragiles eux aussi ? Commenceront-ils à penser : « et si nous aussi étions concernés » ?
L’illusion la plus dangereuse est de croire que la perte des libertés des autres protège les siennes. C’est une erreur confortable, mais lâche. Aujourd’hui, on détourne le regard quand un droit est restreint. Demain, ce sera le sien qui disparaîtra.
Réseaux sociaux, pouvoir et justice : un spectacle dangereux
Sur les réseaux sociaux, les pages pro-25-Juillet alimentent le spectacle en publiant dossiers et scandales, au moyen de teasings et de dossiers « bien ficelés », avant d’effacer tout lorsque les auteurs sont libérés.
Des commentaires passionnés traduisent la colère et la haine d’une partie du camp au pouvoir, où la justice semble se faire au rythme de la foule virtuelle. Des affaires éclatent et des décisions judiciaires semblent dictées par l’acharnement de la toile. Qui avait dit que « l’État ne se laissait pas gérer via les réseaux sociaux » ?
L’Histoire, mauvaise élève mais excellente répétitrice, enseigne une leçon implacable : ceux qui se taisent quand d’autres sont bâillonnés finiront par parler dans un monde qui ne les écoutera plus. Ceux qui se réjouissent de l’injustice infligée aux autres pourraient bien être les premiers à regretter de ne pas avoir résisté quand il en était encore temps…










