Depuis octobre 2021, Mehdi Ben Gharbia vit dans l’ombre froide des murs d’une cellule qu’il n’aurait jamais dû occuper. Acquitté des accusations initiales qui l’y ont conduit, il aurait dû retrouver sa liberté depuis des mois. Mais chaque fois qu’il approche de la porte, une nouvelle décision, un nouvel acharnement, un nouveau dossier apparaît pour la refermer. Aujourd’hui, il ne reste de lui qu’un homme de 59 kilos, en grève de la faim, qui réclame trois choses simples : des faits tangibles qui l’accusent, la possibilité de subvenir aux besoins de son fils, et le droit élémentaire de le voir une fois par semaine.
Il y a des histoires qui ne s’expliquent pas par le droit, ni par la logique, ni par l’évidence des faits. Celle de Mehdi Ben Gharbia appartient à une autre catégorie : ces affaires où l’application de la loi déraille au point de devenir méconnaissable, où la mécanique judiciaire se retourne contre l’accusé au lieu de le protéger, où les décisions semblent moins répondre à la réalité d’un dossier qu’à d’autres considérations que personne n’ose nommer.
Né en 1973, veuf et père d’un enfant de dix ans, Mehdi Ben Gharbia est le plus ancien prisonnier politique du pays, celui dont la détention a duré le plus longtemps depuis 2021. Et c’est précisément cette ancienneté dans l’injustice qui rend son cas si emblématique : quatre années de privation de liberté où chaque étape semble avoir été conçue pour l’affaiblir, retarder sa sortie, ou lui coller de nouveaux soupçons dès que les précédents s’effondrent.
Il entre en prison en octobre 2021, dans une atmosphère saturée de rumeurs, de campagnes de dénigrement et de récits conspiratifs fabriqués par les pages partisanes du régime. Dès les premiers jours, il est livré à la vindicte numérique : des centaines de publications, d’insinuations, d’“enquêtes” improvisées, d’accusations lourdes comme des pierres.
On l’accuse de tout, on le présente comme le visage même de la corruption tunisienne. On oublie de préciser que, dans cette même période, il fait l’objet d’une tentative de racket par une personne se disant proche du pouvoir, qui lui demande 50.000 dinars en échange d’une protection politique. Mehdi dépose plainte. Quatre ans plus tard, la justice n’a toujours pas daigné s’en occuper.
Un juge révoqué pour avoir voulu appliquer la loi
Le premier dossier, celui qui devait tout justifier, à commencer par le tout premier mandat de dépôt, s’effondre lentement sous le poids de l’instruction. Le juge de Sousse, après plus de six mois de détention, décide de ne pas renouveler le mandat. Juridiquement, Mehdi doit sortir. Son maintien en prison devient arbitraire.
Le parquet interjette appel. La chambre d’accusation suit. Le juge d’instruction, lui, est révoqué et ne retrouvera plus son poste, malgré une décision du tribunal administratif en sa faveur. Un avertissement silencieux à quiconque oserait contredire le sens du vent.
Acquitté des accusations qui l’avaient envoyé en prison
En janvier 2025, la vérité judiciaire tombe enfin. Le tribunal de première instance de Sousse rend son verdict : Mehdi Ben Gharbia est totalement acquitté dans toutes les affaires de corruption et de blanchiment d’argent pour lesquelles il avait été arrêté initialement. Les accusations qui ont nourri pendant des mois les campagnes de diffamation, les insinuations et les procès médiatiques s’effondrent juridiquement.
Il est toutefois condamné à quatre ans de prison pour des infractions fiscales et de comptabilité parallèle — des infractions qui, en Tunisie, ne se traduisent presque jamais par une incarcération.
En juillet, la cour d’appel examine le dossier et confirme intégralement le verdict de première instance :
– acquittement total dans les affaires de corruption et de blanchiment,
– confirmation des peines liées aux infractions fiscales.
À ce stade, Mehdi Ben Gharbia a techniquement purgé la peine et rien ne pouvait justifier son maintien en détention. Techniquement, il devait sortir. Mais techniquement seulement.
Une nouvelle affaire tombe… au moment exact où il doit sortir
Alors qu’il s’apprête à quitter la prison, un autre dossier tombe : celui du meurtre de Rahma Lahmar, l’une de ses salariées, tuée en septembre 2020.
Dans cette affaire, le meurtrier a été arrêté, a avoué et a été condamné. Vu que le dossier est de nouveau à l’instruction, la loi nous interdit de nous étaler dessus. On peut cependant rapporter ce que nous a clairement affirmé l’avocate de la famille, Leïla Ben Debba : « Mehdi Ben Gharbia n’a rien à voir avec cette histoire. »
Et pourtant, le 15 mai 2025, un juge d’instruction émet un mandat de dépôt de six mois contre Mehdi.
Sans l’interroger.
Sans le confronter.
Sans la moindre audition.
En novembre, le mandat est prolongé de quatre mois supplémentaires.
Et toujours pas un seul interrogatoire.
Des accusations invraisemblables : l’acharnement dans sa forme la plus brute
Autour de ce meurtre, on construit un scénario improbable : homicide volontaire avec préméditation, viol, vol, impliquant Mehdi, sa sœur… et son épouse défunte.
L’absurdité atteint un point où la mort elle-même ne protège plus des accusations.
Le maintien de Mehdi Ben Gharbia en prison n’est plus soutenu par des preuves, mais par le silence. Le juge ne l’a jamais interrogé. Aucune confrontation. Aucun élément matériel. Aucune preuve.
Un fils laissé sans ressources par décision judiciaire
Pendant ce temps, son fils mineur qui vit chez son grand-père maternel, est sans ressources.
Les avoirs de M. Ben Gharbia sont gelés depuis avril 2024. En décembre 2024, un juge autorise exceptionnellement le dégel partiel pour financer les dépenses du garçon et ses études. Le parquet fait appel. La chambre d’accusation confirme.
Résultat : un enfant, mineur, laissé sans ressources par l’effet direct d’une décision judiciaire.
L’État refuse qu’il paie l’État
Le même gel empêche Mehdi Ben Gharbia de régler ses dettes fiscales et douanières — alors même qu’il a obtenu une réconciliation et souhaitait payer un million de dinars.
Le juge refuse la levée du gel. Les pénalités tombent.
La somme explose : près de 15 millions de dinars aujourd’hui, contre 1 million initialement.
Un contribuable demande à payer.
L’État refuse qu’il paie.
Pour ensuite alourdir les sanctions contre lui.
On frôle l’absurde. On y tombe même.
Une troisième grève de la faim, pour trois demandes simples
Face à tout cela, Mehdi Ben Gharbia entre dans sa troisième grève de la faim depuis 2021.
La première, en 2022, avait duré 54 jours : il réclamait juste le droit de voir son fils.
Aujourd’hui, il demande trois choses modestes : être interrogé par un juge et confronté à des preuves, pouvoir accéder partiellement à ses avoirs pour subvenir financièrement à son fils et régler ses dettes fiscales et douanières ; et pouvoir voir son fils une fois par semaine, comme tout autre détenu.
Le résultat de cette grève de la faim est que Mehdi pèse aujourd’hui 59 kilos ayant perdu une bonne dizaine de kilos depuis le 10 novembre.
Son corps dit ce que la justice refuse d’entendre.
Une détention devenue arbitraire
Le Comité pour le respect des libertés et des droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT) l’affirme clairement : la détention de Mehdi Ben Gharbia est devenue arbitraire.
Elle illustre un système où la justice n’apparaît plus guidée par la loi, mais par une volonté de maintenir un homme en prison, quoi qu’il en coûte.
Chaque porte qui s’ouvre est immédiatement refermée.
Chaque décision favorable est annulée.
Chaque raisonnement juridique est contourné.
On ne voit plus une procédure : on voit un acharnement.
Il y a des histoires où l’acharnement finit par remplacer la vérité.
Des histoires où un homme, acquitté, innocenté, se retrouve pourtant enfermé comme au premier jour.
L’histoire de Mehdi Ben Gharbia est de celles-là.
Et elle pose deux questions que la Tunisie ne peut plus éviter : combien de temps encore va-t-on empêcher un homme acquitté de sortir de prison ? Combien de temps doit-on laisser un homme en prison sans aucun interrogatoire judiciaire et sans aucune preuve à charge ?
Raouf Ben Hédi










