Mercredi 10 décembre, l’UGTT a vécu l’une de ses journées les plus explosives depuis des années. Rumeurs de démissions, voitures prétendument rendues, narrations orchestrées sur Facebook, silences pesants, bras de fer internes : la centrale syndicale est prise dans une double tenaille. D’un côté, la confrontation ouverte entre Noureddine Taboubi et son adjoint Anouar Ben Gueddour. De l’autre, un régime qui joue la division pour empêcher – ou vider – la grève générale nationale prévue le 21 janvier 2026.
Toute la journée du mercredi 10 décembre, les réseaux sociaux ont connu une effervescence peu commune. Les partisans du régime ont multiplié les « informations exclusives » : Noureddine Taboubi aurait remis les clés d’une Audi A6, quitté son bureau, été remplacé par Farouk Ayari ; Anouar Ben Gueddour aurait présenté sa démission ; l’UGTT aurait implosé en pleine réunion.
Des moqueries ont circulé avec jubilation : « Les putschistes de l’UGTT ont voulu exporter leur crise au gouvernement, mais ils ont implosé entre-temps. »
Aucune de ces rumeurs n’est confirmée, mais aucune n’a été formellement démentie dans l’immédiat. Le silence pesant du bureau exécutif a nourri pendant des heures le récit d’une centrale livrée au chaos.
Ce n’est qu’en fin d’après-midi que Noureddine Taboubi sort de son mutisme. Dans une déclaration sèche, il dément toute démission d’Anouar Ben Gueddour et affirme qu’il n’a reçu « aucune lettre ni aucun signal officiel ». Il attribue ces « histoires » à Facebook, sans pour autant clarifier les tensions internes ni apaiser le climat brûlant qui a envahi la scène syndicale.
Derrière l’anecdote – inventée – de l’Audi A6, c’est un schéma connu : fabriquer des scènes sensationnalistes, amplifier la crise interne, affaiblir la direction de la centrale, et semer la suspicion pour dissuader l’UGTT de mener son bras de fer social.
Taboubi contre Ben Gueddour : une guerre de légitimité
La crise prend racine dans un duel désormais frontal.
Sur le papier, Noureddine Taboubi détient la majorité du bureau exécutif : dix membres contre quatre pour le camp d’Anouar Ben Gueddour. Mais ces quatre ne sont pas des figurants. Ils contrôlent les fédérations les plus lourdes de la centrale : enseignement, transport, secteurs stratégiques où un arrêt du travail bloque immédiatement le pays.
Sans Ben Gueddour, la grève générale nationale du 21 janvier 2026 est vouée à l’échec. Avec lui, elle peut devenir un moment politique majeur, comparable aux journées où le pouvoir en place menace de vaciller, comme en 1978 et 2011. La réalité est brutale : l’UGTT ne peut pas faire grève sans son adjoint, et l’adjoint ne veut rien céder sans un engagement ferme sur le congrès.
Cette guerre n’a rien d’un simple désaccord administratif. C’est un combat existentiel sur la direction de l’UGTT, sur la répartition de l’influence et sur le contrôle d’une organisation dont le poids dans la vie politique demeure décisif.
Un congrès qui vaut survie politique
Pour comprendre l’ampleur de la crise, il faut remonter à l’histoire récente de la centrale.
Noureddine Taboubi siège au bureau exécutif depuis 2012. Il est élu secrétaire général en 2017, pour un mandat de cinq ans, renouvelable une fois.
Selon les statuts, il aurait donc dû quitter ses fonctions en 2022.
Mais en juillet 2021, dans un climat interne déjà chargé et en pleine crise Covid, il fait modifier l’article 20 des statuts pour autoriser un troisième mandat. Ce passage en force choque des pans entiers du syndicat et du pays, qui y voient une dérive personnalisée de la direction.
La crise actuelle est l’héritière directe de cette modification.
Le congrès est officiellement prévu pour mars 2026, mais Taboubi cherche à gagner du temps.
Selon plusieurs sources syndicales, un scénario encore plus radical circule : le report du congrès jusqu’en 2027.
Cela signifierait que Taboubi resterait à la tête de l’UGTT dix ans, en plus des cinq années passées au bureau exécutif avant son premier mandat.
Pour le camp Ben Gueddour, c’en est trop. Leur exigence est claire :
Pas d’appui à la grève générale sans fixation immédiate d’une date précise pour le congrès et cette date doit être en mars 2026.
Pour Taboubi, l’enjeu est vital. Quitter la centrale, c’est s’exposer à un pouvoir hostile qui l’attend de pied ferme. Il craint tout simplement la prison. Rester, c’est retarder l’échéance et consolider son avenir politique.
La réussite de la grève générale du 21 janvier pourrait lui offrir une légitimité nouvelle et un argument décisif pour justifier un report du congrès, voire pour se maintenir jusqu’en 2027 au moins.
Quand la grève générale devient monnaie d’échange interne
Dans l’histoire de l’UGTT, la grève générale a toujours été une arme dirigée contre le pouvoir. Mais cette fois, elle change de nature.
Parce qu’elle peut influencer la bataille du congrès, la grève générale devient une monnaie d’échange, un levier interne, un outil de pression entre factions rivales.
Qui contrôle la grève contrôle la direction. Et qui contrôle la direction aura la main sur le congrès.
Cette dérive est lourde de conséquences.
Elle transforme une mobilisation sociale en pièce d’un jeu interne, au moment même où le pays traverse une crise économique et sociale d’une rare intensité.
Un régime qui souffle sur les braises
Face à une centrale affaiblie, divisée, hésitante, les partisans du régime de Kaïs Saïed appliquent une stratégie dont ils ne se sont jamais cachés : profiter de la crise, l’amplifier, la théâtraliser et ajouter, au besoin, des fake news.
Les rumeurs de mercredi ne sont pas apparues seules. Elles ont été disséminées tôt le matin, relayées par des comptes pro-régime, enrichies de détails spectaculaires (voitures de fonction, putsch, désertions) et présentées comme des preuves de l’incapacité de l’UGTT à gouverner ses propres structures.
Dans ce récit, Taboubi et Ben Gueddour ne sont plus des acteurs politiques, mais des silhouettes agitées dans un théâtre d’ombres où chaque geste est utilisé pour affaiblir la centrale et neutraliser la grève générale.
Le pouvoir sait qu’une grève réussie est dangereuse pour lui.
Dans l’histoire contemporaine de la Tunisie, une grève générale peut faire tomber un régime. Celle du 21 janvier, si elle devait mobiliser fortement, pourrait cristalliser un malaise social profond.
Alors quoi de mieux, pour éviter ce scénario, que d’encourager l’implosion interne ?
L’UGTT, cible du pouvoir et otage d’elle-même
La crise actuelle ne peut être comprise sans regarder ce qui se joue en profondeur. L’UGTT n’est pas seulement attaquée de l’extérieur, elle est également minée de l’intérieur. Depuis 2021, une partie non négligeable de ses cadres, de ses fédérations, de ses unions régionales et même de ses bases a adhéré au processus du 25-Juillet, parfois par conviction idéologique, parfois par calcul, parfois par simple rejet de l’ancien système. Cette réalité est centrale. Le pouvoir n’a pas eu besoin d’infiltrer la centrale, il s’est appuyé sur ses propres contradictions.
Depuis deux ans, le pouvoir a mis un point d’arrêt aux négociations sociales. Plus aucune discussion salariale, plus aucun agenda social normal. Derrière ce gel, c’est une stratégie assumée : priver la centrale de sa raison d’être et réduire son rôle à un simple appareil administratif.
D’un point de vue politique, cela revient à une liquidation lente, voire programmée, de l’UGTT en tant que contre-pouvoir. La grève générale du 21 janvier touche précisément au cœur de l’action syndicale : défendre les travailleurs, imposer la négociation, exiger des engagements. C’est pour cela que la réaction du pouvoir a été immédiate, violente et multiforme.
Le message est clair, une UGTT mobilisée représente un danger existentiel pour le régime.
Car l’attaque externe ne fonctionne qu’en raison d’une faiblesse interne, la fracturation idéologique et politique de la centrale.
Une partie des syndicalistes se voit comme alliée – ou du moins non opposée – au pouvoir. Certains pensent que le processus du 25-Juillet est une opportunité de « nettoyer » l’organisation.
Résultat : le pouvoir dispose d’appuis, conscients ou inconscients, au sein même de la centrale.
Ces relais internes jouent un rôle déterminant dans le blocage actuel puisqu’ils relaient les récits hostiles à la direction, alimentent les procès en légitimité contre Taboubi et créent un climat où, sous couvert de démocratie interne, ils fragilisent la capacité de la centrale à se mobiliser.
C’est la faille majeure du syndicat : une partie de ses soldats ouvre la porte à l’adversaire.
Légitimité, démocratie interne, et… instrumentalisations croisées
Le pouvoir a bien identifié son angle d’attaque. La question de la légitimité de Taboubi et de son bureau après la modification controversée de l’article 20. Cette question est réelle, mais elle est instrumentalisée à outrance.
Dans une lecture superficielle, on assiste à un simple conflit interne : deux camps, deux stratégies, deux visions de la gouvernance. Mais en réalité, c’est le prétexte parfait pour délégitimer la grève du 21 janvier, casser l’unité syndicale et neutraliser la centrale à un moment critique.
Le pouvoir souffle sur les braises, mais ce sont certains syndicalistes eux-mêmes qui alimentent le brasier, convaincus que leur fidélité au régime leur garantit une place dans le futur.
À court terme, ils fragilisent Taboubi ; à moyen terme, ils fragilisent l’UGTT elle-même.
Le paradoxe est tragique : certains syndicalistes participent, volontairement ou non, à la destruction de leur organisation.
Une confrontation politique globale, pas une querelle de personnes
Pour les observateurs non familiers des pratiques internes de la centrale, cette crise peut ressembler à une banale guerre de succession. Mais elle est bien plus que cela.
La confrontation autour du 21 janvier oppose un pouvoir qui veut neutraliser un contre-pouvoir historique, une direction affaiblie mais qui tente de résister, une base divisée qui oscille entre loyauté au syndicat et affinités avec le régime et des factions internes qui utilisent la grève comme levier de négociation ou comme menace.
Le conflit n’est pas seulement organisationnel, il est politique, idéologique et existentiel.
Une centrale sur un fil
Ce qui inquiète le plus dans cette séquence, ce n’est pas la violence des tensions : c’est leur timing.
La Tunisie est en crise. Les fronts sociaux se multiplient. Le pouvoir est isolé. Le dialogue national n’existe plus.
Et pendant ce temps, l’UGTT, censée être l’acteur stabilisateur, est absorbée par une guerre qui menace son existence même.
La prochaine réunion de l’instance administrative nationale sera un test décisif : soit elle fixe une feuille de route claire ; soit elle laisse s’installer une crise ouverte, faite de démissions, de gel de structures et d’une fragmentation durable.
Entre explosion interne visible et implosion lente des structures, la centrale est aujourd’hui à la croisée des chemins.
Si l’UGTT ne clarifie pas rapidement ses statuts, sa gouvernance et son usage de la grève, d’autres le feront à sa place.
Et dans ce vide, un acteur n’attend qu’une chose : que la centrale s’effondre pour de bon. Le régime de Kaïs Saïed, lui, souffle sur les braises
Raouf Ben Hédi











4 commentaires
ZARZOUMIA
Qu’ils s’explosent et vite .
Nahor Guëttam
L’analyse est bonne et claire, mais l’article est trop long et rabâche trop de fois les mêmes concepts.
Par rapport à cette « implosion » menacée de la Centrale, je vois plus concrètement que ce sont le ramassis d' »idiots utiles » des propagandistes recrutés par le pouvoir que vont bientôt imploser face à la réalité sociopolitique en Tunisie: le régime implosera par le chaos institutionnelle et économique qu’il a lui même crée… Et par l’usure du disque rayé nauséabonde des complots continuellement annoncés par un « Robocop » en plein délire toute-puissance.
N.G.M. -activiste indépendant pour les Droits humains en Afrique
Citoyen_H
IL N’Y A PAS QUE K.S
qui souffle sur les braises.
TOUS les PATRIOTES, aussi !
Tunisino
S’imploser, tant mieux! L’Ugtt doit se terminer (comme le PSD/RCD) avec une troisième république qui met la Tunisie sur les rails du progrès durable (technique et démocratique) une fois pour toute, avec trois partis politiques (gauche, centre, droite) pour cadrer les politiciens, un plan stratégique pour rendre la Tunisie un pays avancé, et des institutions durables.