Épisode 1 – Manifs citoyennes vs manif sous perfusion
Il y a des chiffres qui finissent par devenir gênants. Pas spectaculaires, non. Juste… persistants.
Ce samedi 13 décembre, Tunis vit son quatrième samedi consécutif de manifestations appelant à la liberté, à l’État de droit et à la justice. Quatre samedis où des Tunisiens sortent de chez eux, sans bus affrétés, sans sandwich promis, sans prime de présence. Les 22 et 29 novembre, ils étaient autour de 2 500. Le 6 décembre, 3 500. Ce samedi, ils devraient dépasser les 4 000. Peut-être davantage.
Rien d’extraordinaire, diront certains. Justement.
Car ces manifestations n’ont rien d’organisé au sens classique du terme. Pas de partis en ordre de bataille. Pas de régions convoyées. Pas de meetings préparatoires. Juste des appels Facebook, quelques visuels, des messages partagés, et une colère qui trouve le chemin de l’avenue toute seule. Les manifestants viennent majoritairement de Tunis, à leurs frais, à leurs risques, et sans autre motivation que celle de dire : ça suffit ! Basta !
C’est précisément ce qui semble insupportable au régime de Kaïs Saïed.
Depuis une quinzaine de jours, ses députés, ses partisans et ses relais administratifs s’activent pour conquérir la rue à leur tour, le 17 décembre, date officielle de la “révolution”. Cette fois, rien n’est laissé au hasard. Mobilisation des régions, organisation logistique, transport assuré, collations prévues. Peut-être plus, si affinités. On ne manifeste plus, on part en excursion politique.
Le contraste est saisissant.
D’un côté, des manifestations spontanées, citoyennes, sans encadrement ni incitation matérielle.
De l’autre, une manifestation préparée comme une opération de communication, nécessitant des semaines de mobilisation, des moyens logistiques et une motivation qu’il faut manifestement nourrir.
À ce stade, il ne manque plus qu’une chose : que le régime leur déroule un tapis rouge devant le Théâtre municipal, pour que ses laudateurs puissent venir, bus affrétés et collations en main, crier leur amour à un pouvoir réduit à organiser des manifestations de soutien pour se convaincre lui-même de sa propre légitimité.
Quel que soit le nombre de personnes qui descendront mercredi prochain — et l’on doute sérieusement qu’il dépasse les 5 000 — le problème ne sera pas quantitatif. Il sera qualitatif. Une manifestation qui a besoin de bus, de collations et d’un mode d’emploi n’est pas une démonstration de force. C’est une reconstitution.
Partout dans le monde, on manifeste pour crier une colère, pas pour déclarer son amour à un dirigeant controversé. Et surtout, partout dans le monde, on ne paie pas la conviction. Quand une cause est sincèrement partagée, elle marche. Quand elle ne l’est pas, elle se transporte.
Un régime sûr de lui n’a pas besoin de supporters dans la rue.
Un régime inquiet, si.
Épisode 2 – Diplomatie souriante et mise en scène soignée
Jeudi 11 décembre, Tunis a connu un événement rare. Non, pas une embellie économique. Pas une annonce sociale. Pas de libération de prisonniers politiques.
Tunis a vu un sourire présidentiel.
La délégation algérienne, venue pour la 23ᵉ session de la Grande Commission mixte tuniso-algérienne et le Forum économique tuniso-algérien, a été accueillie avec tous les égards possibles. Le Premier ministre algérien, Saïfi Ghrib, et le ministre des Affaires étrangères, Ahmed Attaf, ont eu droit à ce que l’on peut appeler, sans exagération, un tapis rouge intégral.
La Tunisie a mis les petits plats dans les grands. Très grands.
La cheffe du gouvernement a innové : un immense drapeau algérien, installé derrière elle, à côté du drapeau tunisien. Du jamais-vu. Une première protocolaire qui mérite d’être consignée dans les annales de la diplomatie visuelle. Le message était clair : l’Algérie occupe une place singulière dans la diplomatie tunisienne actuelle, que peu de partenaires peuvent espérer.
Mais le moment le plus marquant reste ailleurs. Kaïs Saïed souriait.
Un sourire franc, visible, assumé. Un sourire qui, à force de rareté, est devenu un événement politique en soi. Jusque-là, on ne l’avait vu s’esquisser qu’en présence de Giorgia Meloni. Pour le reste, le président nous a habitués à un visage fermé, tendu, parfois colérique, et à des invectives régulières contre une partie de ses concitoyens. Cette fois, rien de tout cela. Détente. Bienveillance. Harmonie régionale.
Autre détail révélateur : le communiqué de la rencontre a été publié à 20h20. Oui, 20h20. Une heure presque normale. Ce qui a permis à certains quotidiens — pas tous — de traiter l’événement dans leurs éditions du vendredi. D’ordinaire, la présidence communique vers 3h du matin, quand même les rotatives dorment. Là encore, exception algérienne.
Tout cela dessine une posture claire : celle d’un alignement politique assumé, présenté comme un partenariat stratégique. Un partenariat où la Tunisie ne ménage ni les symboles, ni les sourires, ni le protocole. Un partenariat respectueux, certes, mais déséquilibré dans sa mise en scène.
Qu’on se comprenne bien : il ne s’agit pas de se moquer de l’Algérie, pays frère, voisin et partenaire légitime. Le malaise n’est pas là. Il réside dans la docilité symbolique d’un régime qui, face à ses propres citoyens, se montre dur, distant et soupçonneux, mais qui, face à certains partenaires, déploie soudain chaleur, souplesse et tapis rouge.
À force d’afficher autant de déférence à l’extérieur, on finit par se demander ce qu’il reste de fermeté à l’intérieur. Et surtout, à qui sont réellement destinés les sourires présidentiels.
Épisode 3 – Pendant que le tapis est rouge, la cellule est froide
Il y a des images qui résument un régime mieux que tous les discours.
Cette semaine, elles sont cruelles dans leur contraste.
D’un côté, des tapis rouges déroulés, des sourires présidentiels rares, des drapeaux soigneusement placés et une hospitalité démonstrative pour des délégations étrangères. De l’autre, Ahmed Néjib Chebbi, 81 ans, arrêté et incarcéré, symbole vivant d’une dissidence que le pouvoir a décidé de traiter comme une menace existentielle.
Rien que par son âge, Chebbi devrait être dehors.
Rien que par son parcours, il mérite le respect, même de ceux qui le combattent politiquement.
Ce qui lui arrive aujourd’hui est une honte, non seulement pour le régime qui l’emprisonne, mais pour la République tout entière.
Ahmed Néjib Chebbi n’est pas un opposant de dernière heure. Il est l’un des rares hommes politiques tunisiens dont l’engagement en faveur des libertés traverse plus d’un demi-siècle, de Bourguiba à Ben Ali, jusqu’à Kaïs Saïed. L’emprisonner à 81 ans, dans le cadre d’un dossier politique aux contours controversés, revient à punir une mémoire, pas une menace.
Mais l’indignité ne s’arrête pas à la porte de la prison.
Selon les informations publiées par son épouse Safia Mestiri, les conditions de détention de Chebbi sont préoccupantes. L’octogénaire, qui souffre de problèmes de santé et a subi une intervention chirurgicale à la hanche, est soumis à des conditions qui relèvent moins de la rigueur carcérale que de l’acharnement. Nourriture servie froide. Mobilier inadapté à son âge et à son état physique. Et surtout, détail glaçant par sa mesquinerie : le refus de lui permettre de porter un couvre-chef, une simple chéchia ou un bonnet, en plein froid de décembre.
Pourquoi ? Quelle menace sécuritaire représente un vieil homme qui cherche simplement à se protéger du froid ?
Ce durcissement gratuit des conditions de détention n’est pas un accident. Il est un message politique. Il dit que le pouvoir ne se contente pas d’emprisonner : il entend humilier, user, faire plier, même lorsque l’âge et la santé devraient imposer retenue et humanité.
Et pendant ce temps-là, dehors, on prépare des collations pour des manifestants appelés à proclamer leur soutien au régime. On affrète des bus, on organise la logistique, on soigne la mise en scène. On nourrit l’adhésion quand elle ne vient pas spontanément.
Le contraste est brutal.
À l’extérieur : des tapis rouges et des sandwichs.
À l’intérieur : une cellule froide et une chéchia interdite.
Le ministère des Affaires étrangères affirme que la Tunisie respecte les droits de l’Homme. CQFD. Mais emprisonner un homme de 81 ans pour ses positions politiques, puis durcir inutilement ses conditions de détention, n’a jamais été compatible avec cette prétention, nulle part dans le monde.
Ce que vit Ahmed Néjib Chebbi n’est pas seulement une injustice individuelle. C’est le révélateur d’un régime qui soigne son image à l’extérieur, mobilise artificiellement à l’intérieur, et brise symboliquement ceux qui rappellent ce qu’était, autrefois, l’idée même de liberté.
Un pouvoir qui a besoin de tapis rouges pour se rassurer et de cellules froides pour se maintenir, devrait peut-être s’interroger sur ce qu’il est.











Commentaire
Fares
Non à la répression et la dictature. Que les protestations continuent jusqu’à la chute de ce régime.
Une chanson de circonstance
https://youtu.be/ZoDtbVvGn58?si=aWKkaIvg7HMAhIwU