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Les Tunisiennes et les Tunisiens face à leurs contradictions

Par Mohamed Salah Ben Ammar

Par Mohamed Salah Ben Ammar*

Les raisons d’une justice transitionnelle inaboutie

Nous approchons du quinzième anniversaire d’un moment charnière de notre histoire. Quinze années se sont écoulées depuis cette séquence révolutionnaire porteuse d’espoirs immenses, aujourd’hui largement dissipés. Mais face à cette énorme désillusion, cette transition démocratique avortée, chaque Tunisienne et chaque Tunisien devrait s’interroger — non seulement sur les responsabilités politiques — mais aussi sur sa propre part dans cet échec collectif.

Berceau des Printemps arabes, la Tunisie s’est engagée, après 2011, dans un processus de justice transitionnelle ambitieux. Elle marchait alors dans les pas de pays qui, avant elle, avaient affronté leur passé : l’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin, l’Afrique du Sud à la fin de l’apartheid, ou encore plusieurs pays d’Amérique latine après les dictatures militaires. À des degrés divers, ces sociétés ont réussi à solder une part de leur histoire.

Et nous ?

Plus d’une décennie plus tard, le sentiment dominant est celui d’un rendez-vous manqué. Un échec qui n’est pas sans conséquences sur l’avenir politique du pays. Loin d’avoir permis une réconciliation nationale apaisée, le processus a laissé derrière lui une mémoire fragmentée, nourrissant frustration, désenchantement et nostalgie ambiguë pour l’ordre autoritaire d’hier.

Une rupture institutionnelle restée inachevée

L’un des principaux obstacles qu’a rencontré le processus réside dans la continuité des appareils de l’État. Les structures administratives, sécuritaires et judiciaires héritées de l’ancien régime ont, pour l’essentiel, survécu à la révolution. Cette permanence a, certes permis le continuité de l’État mais a limité la portée des réformes et vidé la rupture politique de sa substance.

Les travaux de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) ont mis en lumière les entraves persistantes à l’accès aux archives, notamment celles du ministère de l’Intérieur. L’épisode rocambolesque des archives du ministère de l’intérieur est encore dans toutes les mémoires. Cette opacité a empêché l’établissement clair des responsabilités et fragilisé la crédibilité même du processus.

Une justice rapidement piégée par les clivages politiques

Dès ses débuts, la justice transitionnelle a été happée par les luttes partisanes. Portée par la Troïka entre 2011 et 2014, elle a été dénoncée par ses adversaires comme un instrument de revanche politique ou de légitimation idéologique.

Cette politisation a empêché son appropriation comme projet national fondé sur des principes universels. À partir de 2014, le recul de la volonté politique s’est accentué : marginalisation progressive de l’IVD, lenteur dans le traitement des dossiers, affaiblissement du soutien institutionnel. Peu à peu, les réflexes et méthodes hérités des anciens régimes ont repris le dessus, reléguant la justice transitionnelle à la périphérie du débat public.

Des moyens limités et une justice fragilisée

Créée par la loi organique n°2013-53, l’IVD a travaillé dans des conditions difficiles : ressources humaines et financières insuffisantes, résistance administrative constante, hostilité politique assumée. Son action n’était pas exempte de critiques, mais elle a surtout été la cible de campagnes de désinformation, de calomnies et de manipulations médiatiques qui ont contribué à délégitimer son rôle. Les attaques ad hominem contre sa présidente et ses membres étaient quasiment quotidiennes et témoignent de l’absence de confiance d’une large partie de la population dans le processus mis en place.

Par ailleurs, le système judiciaire tunisien, lui-même en attente d’une réforme profonde et d’une réelle indépendance, n’a pas été en mesure de traiter efficacement les dossiers transmis. Les Chambres spécialisées n’ont rendu qu’un nombre infime de verdicts, renforçant un sentiment d’impunité et d’inachèvement.

Chercher la vérité ou refuser de solder le passé

À ces obstacles institutionnels s’est ajouté un dilemme social profond. Une partie de la société, mais aussi des élites politiques et économiques, a préféré un compromis pragmatique au nom de la stabilité. La peur de rouvrir les plaies, de raviver les tensions ou de fragiliser un équilibre déjà précaire a pesé lourdement.

Dans ce contexte, la vérité est apparue, pour certains, comme un luxe coûteux ou peut être trop lourde à porter. Examiner en profondeur les violations passées semblait incompatible avec l’urgence économique et l’instabilité politique. Ce choix a pourtant un prix : celui d’un passé jamais réellement assumé.

Mémoire éclatée et vérité inconfortable

Le travail de l’IVD demeure néanmoins considérable. Son rapport final, publié en 2019, a documenté des milliers de violations, constituant un fonds d’archives inédit dans l’histoire de la Tunisie.

Mais l’État a échoué à transformer cette accumulation de vérités en un récit national partagé. La mémoire est restée morcelée : entre victimes et partisans de l’ancien régime, entre régions marginalisées et centres de pouvoir, entre familles politiques rivales.

Face à ces fractures, l’oubli est devenu, pour certains, une stratégie de survie. Pourtant, ce refoulement collectif empêche toute réconciliation durable et transmet aux générations futures des traumatismes non résolus.

Le piège de la nostalgie : “c’était mieux avant ?”

La nostalgie pour l’ancien régime ne traduit pas une amélioration réelle des conditions de vie d’hier, mais une profonde désillusion face au présent. Depuis 2011, les indicateurs économiques se sont dégradés : croissance atone, chômage persistant, endettement public croissant, tandis que la corruption s’est reconfigurée sans disparaître.

Dans ce contexte, le passé est réinventé comme un âge d’ordre et de stabilité, au prix d’un effacement de la répression politique et de l’absence de libertés. Cette nostalgie est moins un jugement historique qu’un symptôme : celui d’un déficit d’avenir et d’un manque cruel de perspectives, notamment pour la jeunesse.

Sortir de l’impasse : toujours la faute des autres

Nous n’avons pas échoué par ignorance ni par manque d’outils juridiques. L’inachèvement de la justice transitionnelle résulte avant tout d’une absence de volonté politique durable, de contraintes structurelles héritées de l’ancien régime, mais aussi d’un refus sociétal d’aller au bout de la vérité.

C’est la faute des partis.

C’est la faute des islamistes.

C’est la faute de la gauche, de Marzouki, de Caïd Essebsi.

Et bien sûr, une fois Ben Ali parti, tous les problèmes étaient supposés être réglés.

Nous ne serions responsables de rien. Cette posture est infantilisante. Et elle rend impossible toute avancée collective.

Certes, Ben Ali porte une responsabilité écrasante dans l’état du pays. Mais il n’était pas seul. L’appareil a fonctionné avec des centaines de milliers de Tunisiennes et de Tunisiens qui ont servi — souvent aveuglément — un système corrompu et répressif. Et parfois, ils s’en sont servis. Refuser de le reconnaître, c’est prolonger le mensonge et entretenir l’impunité.

L’avenir ne pourra se construire ni sur l’oubli ni sur une nostalgie illusoire. Il suppose la poursuite du travail de mémoire dans un cadre apaisé, une réforme judiciaire garantissant une véritable indépendance de la justice, et surtout des politiques socio-économiques capables de redonner sens à la promesse de dignité et de justice sociales portées par la révolution.

La question n’est plus tant : pourquoi avons-nous échoué ?

Mais bien : quelles leçons tirer pour consolider un État de droit à la hauteur des attentes de justice sociale et de liberté exprimées, avec une spontanéité émouvante, en 2011 ?

* Pr Mohamed Salah Ben Ammar MD – MBA

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