Un pouvoir qui n’a même plus confiance en son peuple au point de provoquer des manifestations de soutien organisées, encadrées, parfois rémunérées, et précédées d’appels insistants sur les réseaux sociaux. Un pouvoir qui ne se contente plus de gouverner, mais qui éprouve le besoin de se montrer, de se compter, de se rassurer.
Tout le monde s’y met. Du propagandiste en chef et porte-parole autoproclamé du régime, Riadh Jrad, aux députées comme Zina Jiballah ou Syrine Mrabet, jusqu’à de simples citoyens appelés à descendre dans la rue. Non pas pour revendiquer, non pas pour protester, mais pour être là. Physiquement. Visiblement. Suffisamment nombreux, si possible.
Riadh Jrad a d’ailleurs estimé utile, voire nécessaire, de s’expliquer publiquement sur le sens de cette manifestation. De dissiper les doutes, d’éclaircir la vérité, de prévenir les mauvaises interprétations. Tant le pourquoi de son organisation ne va manifestement pas de soi.
« Cette manifestation n’est pas ce que l’on croit. Son but n’est ni de célébrer ni de protester, mais de répondre à l’appel sacré de la nation et de défendre notre souveraineté nationale », écrit-il.
Une manifestation sans revendication, sans adversaire clairement identifié, mais investie d’une mission quasi mystique : défendre une souveraineté dont personne ne précise plus très bien ce qu’elle protège, ni contre qui. Voilà qui est effectivement limpide. Une manifestation qui n’en est pas vraiment une, mais qui doit quand même absolument avoir lieu. Il est d’ailleurs fort probable que même ceux qui y participeront demain ne sauront pas exactement pourquoi ils seront là.
Une souveraineté brandie faute de projet
La souveraineté est devenue le mot-refuge. Celui que l’on invoque lorsqu’il n’y a plus de cap politique, plus de bilan convaincant, plus de promesse tenable. Elle ne désigne plus une capacité réelle à décider, à protéger, à gouverner. Elle sert désormais à masquer le vide, à disqualifier toute critique et à réduire toute opposition à une menace extérieure commode.
Le mot d’ordre est simple : la manifestation doit réussir. Il faut absolument prouver que ceux qui dénoncent le régime, ses dérives liberticides, ses procès politiques à répétition, son incapacité à répondre aux crises sociales et sanitaires, sont minoritaires, marginaux, isolés. Il faut montrer à ces « traitres » et à ces « vendus » que le peuple est ailleurs. Demain. Dans la rue. Même si cette rue doit être convoquée, expliquée, guidée.
Peu importe, au fond, le nombre réel de personnes que cette manifestation parviendra à rassembler. La question n’est pas arithmétique. Elle est politique. Que représente réellement cette mobilisation ? Une adhésion sincère ? Une colère partagée ? Ou simplement une mise en scène destinée à produire une photo, une séquence vidéo, un argument de communication ?
Un pouvoir sans rue, ni urnes
S’agira-t-il des laudateurs d’un régime qui agonise et qui ont besoin de montrer, aux yeux du monde, qu’ils contrôlent encore quelque chose ? Qu’ils peuvent, eux aussi, occuper le trottoir, brandir des slogans, faire du bruit, comme ces opposants honnis et constamment disqualifiés ? Qu’ils détiennent encore, au moins symboliquement, le pouvoir de la rue ?
En réalité, le régime actuel n’a jamais détenu ce pouvoir. Il n’a jamais su mobiliser. Ni lors des manifestations appelées à grand renfort de moyens et de relais, ni lors des rendez-vous électoraux pour lesquels des ressources colossales, financées par le contribuable, ont été déployées.
Il est certes arrivé au pouvoir par les urnes, mais à travers l’une des mobilisations les plus faibles de l’histoire du pays. Kaïs Saïed a bien été élu avec plus de 90% des suffrages, mais seuls 28% des électeurs s’étaient déplacés ce jour-là, soit le taux de participation le plus faible depuis l’avènement de la démocratie en 2011. C’était pareil pour les législatives, le référendum, ou la consultation nationale sur l’éducation.
Une mobilisation minimale, presque mécanique, rendue possible par un climat d’effritement politique et de dispersion partisane qui en a fait, par défaut, « le seul choix valable ». En réalité, ni les bureaux de vote ni la rue ne lui ont jamais été véritablement acquis. La participation y a toujours été faible, l’adhésion tiède, l’enthousiasme absent.
Ce pouvoir s’est bâti sur le vide. Et il tente aujourd’hui de combler ce vide par un vide encore plus grand : celui de la mobilisation forcée, expliquée, encadrée, répétée. C’est aussi pour cela que le chef de l’État s’offre des balades dans certaines villes du pays, afin de donner à voir aux Tunisiens le supposé « bain de foule » qu’il pourrait encore s’offrir. Montrer, caméra présidentielle à l’appui, des citoyens filmés en train de lui afficher « un soutien sans faille ».
La rue réelle et la rue fabriquée
Les sympathisants le savent. C’est précisément pour cela qu’ils multiplient les appels à « une mobilisation massive ». Ils savent que le soutien imposé ne fait pas foule, que l’injonction ne crée pas d’élan, et que la présence physique ne vaut pas conviction.
Les citoyens qu’ils tentent de glaner savent-ils seulement pourquoi ils sont appelés à manifester ? Est-ce pour soutenir le président Saïed ? On leur dit que non. Est-ce pour dire non aux ingérences étrangères ? Du moins en apparence. Ou est-ce simplement pour remplir les rangs, peu importe le sens, peu importe la cause, peu importe le malaise ?
Les manifestations pro-régime reposent rarement sur des adhésions spontanées. Celle de demain en est la preuve avant même d’avoir lieu. La rue n’est pourtant pas un décor. C’est un rapport de force. On peut gouverner par décret ou par peur. On ne mobilise durablement que par conviction.
Pour l’instant, la seule mobilisation que le pouvoir parvient réellement à glaner est celle qui s’oppose à lui. Celle qui réclame liberté, justice et vie digne. La conviction, lorsqu’elle fait défaut, ne se remplace ni par des bus affrétés ni par des slogans imprimés à la hâte.
Les dernières manifestations pro-régime avaient rassemblé quelques dizaines de personnes, reléguées à un coin de trottoir. On se souvient de ce manifestant affirmant : « Monsieur le Président, même si personne n’est venu aujourd’hui, le peuple entier est avec vous. »
Reste à savoir si la manifestation de demain dira autre chose. Ou si elle confirmera, une fois de plus, qu’un pouvoir qui doit expliquer pourquoi il manifeste a déjà perdu la rue.











2 commentaires
Fares
Tebboune à la rescousse de son gouverneur Saied?
On raconte que quelques dizaines d’autobus sont partis d’Ager, direction Tunis pour participer à cette manifestation pour la souveraineté de la Tunisie. J’espère qu’il s’agit d’une blague.
Peu importe, Saied et ses meuniers ont la placés la barre extrêmement haute pour eux mêmes. Toute manifestation qui rassemble moins de 500000 personnes à un million aura du mal à convaincre les tunisiens de la légitimité du régime en place. Il ne faut pas chercher trop loin. On verra bien demain, je prépare le pop-corn.
Hannibal
Je pense que je suis assez physionomiste pour en détecter dans la foule. Je vous le dirai si j’ai le cœur à regarder la TV nationale.