Par Ghazi Ben Ahmed*
L’étude de Tianyu Fan (Yale, 2025), The Geopolitical Determinants of Economic Growth, 1960–2024, a mis des chiffres sur une intuition souvent répétée mais rarement mesurée : la qualité des relations géopolitiques avec les grandes économies peut faire varier le niveau de PIB d’un pays de –30 % à +30 % sur le long terme. Fan montre que toutes les alliances ne se valent pas : être aligné – ou désaligné – avec un bloc qui pèse lourd dans l’économie mondiale (États-Unis, Union européenne, Chine, grandes puissances régionales) n’a rien à voir, en termes d’impact sur la croissance, avec la qualité des relations entretenues avec un partenaire plus marginal. Sa base de données – plus de 373.000 événements bilatéraux codés en termes de coopération ou de conflit et pondérés par le PIB de chaque partenaire – débouche sur un indicateur géo-économique qui relie statistiquement ces relations à la trajectoire de croissance.
Appliqué à la Tunisie depuis 2019, ce cadre éclaire d’un jour cru le coût économique d’un désalignement progressif avec l’Union européenne – et la portée limitée, en termes de croissance, du rapprochement avec l’Algérie.
Une économie arrimée à l’Europe
Avant de parler “géopolitique”, il faut rappeler une évidence : l’économie tunisienne est rivée à l’Europe. En 2023, 70,4 % des exportations tunisiennes vont vers l’UE (plus de 14 milliards de dollars sur environ 20), quand l’Algérie – pourtant érigée en partenaire politique privilégié – ne pèse qu’environ 2 %. La seule France absorbe plus de 22 % des exportations, l’Italie près de 16 %, l’Allemagne suit : trois États membres concentrent près de 40 % des débouchés extérieurs.
Même configuration côté IDE : en 2024, France, Allemagne et Italie dominent largement les investissements étrangers, dans les secteurs qui tirent l’emploi qualifié et les exportations (automobile, aéronautique, numérique, agro-industrie, textile, pharmacie). Si l’on appliquait l’« indice Fan » à la Tunisie, le poids géo-économique de l’UE écraserait celui de tout autre partenaire. C’est précisément ce qui rend le désalignement actuel si coûteux.
Croissance poussive, choc pandémique et dérive financière
Entre 2012 et 2019, la Tunisie ne faisait déjà que du 2 % de croissance annuelle en moyenne, contre 4 % avant 2011. Puis vint le choc Covid : –8,6 % en 2020, rebond à +4,6 % en 2021, puis essoufflement (+2,6 % en 2022, +0,4 % en 2023, autour de +2,6 % en 2024). Résultat : le pays n’a toujours pas retrouvé son niveau réel d’avant-pandémie et reste coincé dans une croissance molle.
L’inflation oscille autour de 7–8 %, la Banque centrale maintient un taux directeur de 8 %, renchérissant le crédit et freinant l’investissement privé. L’accès aux marchés internationaux s’est refermé, l’accord avec le FMI est bloqué, et l’État envisage de solliciter 3,7 milliards de dollars directement auprès de sa Banque centrale en 2026. En siphonnant l’épargne domestique, il réduit encore l’espace du secteur privé. Dans ce contexte déjà fragile, chaque choc politique vis-à-vis de l’UE pèse double sur l’économie.
Quand le désalignement politique devient un choc géopolitique négatif
Depuis 2019 – et surtout depuis le tournant autoritaire de 2021 –, les relations entre Tunis et Bruxelles se dégradent sur trois fronts. D’abord l’État de droit : suspension du Parlement, nouvelle Constitution hyper-présidentialiste, pression croissante sur partis, syndicats et société civile, qui érode la confiance politique européenne. Ensuite le financement international : blocage du programme avec le FMI, et donc gel d’une partie des appuis macro-financiers de l’UE, obligeant la Tunisie à s’endetter cher sur le marché intérieur. Enfin la migration : accord UE–Tunisie de 2023 sous tension, scandales liés au traitement des migrants subsahariens, poursuites contre des défenseurs des droits, image ternie d’un partenaire “fiable”.
Dans les termes de Tianyu Fan, la relation Tunisie–UE glisse vers un Score de Goldstein plus conflictuel, c’est-à-dire moins de coopération et plus de friction. Or quand votre principal client, investisseur et bailleur se crispe, cela se traduit par une prime de risque plus élevée, des projets reportés, des investisseurs qui préfèrent le Maroc ou l’Égypte, et un financement extérieur qui se tarit. Autrement dit, le désalignement politique avec l’Europe se transforme en choc géopolitique négatif durable, exactement du type que la recherche associe à la perte de plusieurs points de croissance sur une décennie.
L’illusion algérienne
Face à ce refroidissement avec l’Occident, Tunis a choisi de miser sur un rapprochement sans précédent avec l’Algérie : visites officielles, coopération sécuritaire renforcée, accords énergétiques, discours sur un “axe” Tunis–Alger. Sur le plan du récit politique, la stratégie est cohérente. L’Algérie est un fournisseur crucial de gaz et un partenaire sécuritaire incontournable sur la frontière ouest. Mais l’affichage de cet “axe” sert surtout à mettre en scène une souveraineté en trompe-l’œil face aux « diktat » européen. Car, dans les faits, cette dépendance à Alger, la Tunisie la paye très cher.
Mais l’étude de Fan rappelle une vérité froide : ce n’est pas tant le symbole que la taille économique relative du partenaire qui détermine l’impact sur la croissance. Or, dans le cas tunisien, la comparaison est implacable. L’UE capte plus de 70 % des exportations, l’Algérie seulement 2 %. La quasi-totalité des investissements structurants proviennent encore d’acteurs européens. Les flux de touristes, de transferts de technologies, de financements et d’accès au marché restent largement dominés par l’Europe.
Même en supposant une amélioration nette et durable de la coopération Tunisie–Algérie – hausse du Score de Goldstein bilatéral, projets conjoints, soutien financier ponctuel –, le levier macroéconomique reste limité. L’Algérie n’a ni la profondeur de marché, ni la capacité d’investissement, ni le poids systémique de l’UE dans l’économie mondiale. Dans la grammaire de Fan, cela signifie que le “plus” obtenu avec l’Algérie ne peut mathématiquement pas compenser le “moins” accumulé avec l’Europe, quand bien même cet alignement serait stratégique sur le plan énergétique ou sécuritaire.
Tunisie : cinq ans de désalignement, six milliards envolés
Depuis 2019, la Tunisie vit une double peine économique : elle est le seul pays de la région MENA à ne pas avoir retrouvé son niveau d’activité d’avant la pandémie… et elle accumule, année après année, un retard de croissance qui devient vertigineux.
Avant le Covid, on pouvait estimer la croissance potentielle tunisienne autour de trois à trois et demi pour cent par an. Depuis 2019, entre crise politique, choc sanitaire, blocage avec le FMI et désalignement croissant avec l’Union européenne – son premier partenaire économique, commercial et financier –, la croissance réelle tourne plutôt autour de zéro à un pour cent. Autrement dit, en moyenne, la Tunisie perd environ deux virgule trois points de croissance potentielle par an.
Sur cinq ans, ce différentiel finit par faire très mal. Si le pays avait conservé son rythme potentiel, son PIB serait aujourd’hui nettement plus élevé. En pratique, on peut estimer que la Tunisie a renoncé à plus de douze pour cent de son PIB de 2019, soit l’équivalent de cinq milliards et demi à six milliards de dollars de richesse réelle non créée. C’est autant de salaires, d’investissements, de services publics et de marges de manœuvre budgétaires qui n’existent tout simplement pas.
Ce manque à gagner ne vient pas de nulle part. Il est le produit d’un décrochage géopolitique avec l’Europe – qui fournit plus de soixante-dix pour cent des débouchés commerciaux du pays et l’essentiel de ses investissements structurants – et d’un populisme budgétaire intérieur qui gouverne au slogan : “le peuple veut”. On surcharge de taxes ceux qui produisent encore, on distribue des avantages à court terme, on retarde les réformes qui permettraient de relancer l’investissement, l’agriculture, l’industrie et l’innovation, notamment dans des domaines clés comme l’intelligence artificielle.
Le résultat est cruel :
- une économie qui ne retrouve pas son niveau d’avant-crise quand ses voisins ont déjà tourné la page ;
- un État qui presse toujours plus un secteur productif atrophié ;
- une jeunesse qui regarde ailleurs.
Ce débat n’a donc rien de technocratique. Perdre deux à trois points de croissance par an, dans un pays comme la Tunisie, c’est choisir, de fait, la stagnation, l’endettement et l’exode des talents. C’est accepter que “ce que veut le peuple”, tel qu’on le lui raconte, ne soit plus aligné sur ce dont le pays a besoin pour survivre demain.
*Fondateur du Mediterranean Development Initiative











9 commentaires
Citoyen_H
TOUT CA,
pour venir casser du sucre sur le dos de la politique menée par notre gouvernement.
Eh ben, c’est du joli. On aurait pu faire beaucoup plus court.
Quant aux critiques concernant le pays qui n’a pas réussi à recouvrir notre économie d’avant crise, ce sont ceux-là mêmes qui nous le font savoir, qui ont contribué à sa destruction.
À moindres frais, vous auriez pu tout simplement, demander à ceux qui avaient équarri celle-ci, à savoir les gardiens d’étables et d’écuries chameliers, de révéler l’entièreté de leurs opérations de rapine qu’ils avaient effectué tout au long de leur très long séjour à la tête de la NATION.
Je dis ça, parce qu’énormément de questions sur la mise à sac de notre économie, demeurent sans réponse !
L’hypocrisie semble être devenue la religion de tous les détracteurs de l’État, depuis la coupure nette des vannes d’argent sale, un certain vingt-cinq juillet béni !
lotfi.chaffai
Aujourd’hui critiquer l’alignement aveugle sur le voisin algérien et on devient sioniste.au fait que nous rapporte concrètement l’Algérie absolument rien à part des touristes à problèmes ( voir le saccage d’un hôtel à sousse ) le gaz on le paye au prix du marché et des contrebandiers. Il faut faire comme le Maroc ( je sais je suis encore sioniste) et s’aligner économiquement sur l’Europe , normaliser nos relations avec Israël pour bénéficier d’un appui américain solide éviter toute surenchère sur la question palestinienne car nous n’avons pas les moyens pour mener une politique de refus de toute normalisation assurer le décollage économique du pays , redonner espoir à la population surtout la frange la plus jeune
le financier
Bn ne souhaite pas publier mon commentaire et prefere les commentaires sionistes et autre anti algerien sponsorisé par les meme .
Vous parlez de liberté d expression mais vous agissez comme ceux que vous critiquez .
Ce n est pas un article objective juste de la propagande d un homme qui est payé par je ne sais qui
HatemC
Le problème central n’est pas seulement que le rapprochement avec l’Algérie soit idéologique et économiquement infondé, mais qu’il soit imposé à la Tunisie par un président qui ne fait face à aucun contre-pouvoir réel.
Cette orientation stratégique n’est ni le résultat d’un débat national, ni d’une évaluation économique, ni d’un arbitrage parlementaire ou gouvernemental.
Elle procède d’une décision unilatérale, concentrée entre les mains d’un exécutif hyper-présidentialisé, sans mécanismes de correction ni de reddition de comptes.
Le président peut proclamer une rupture avec l’Europe, mais il ne peut pas réécrire la géographie économique du pays. Plus de 70 % des exportations tunisiennes, l’essentiel des investissements productifs et les secteurs industriels les plus performants restent dépendants du marché européen. En s’attaquant politiquement à ce partenaire central, le pouvoir fragilise délibérément les piliers mêmes de l’économie, sans offrir d’alternative crédible.
L’Algérie ne constitue pas une alternative économique crédible.
L’Algérie n’est pas une économie industrialisée insérée dans les chaînes de valeur mondiales.
Elle n’offre ni profondeur de marché, ni capacité d’absorption de biens manufacturés tunisiens, ni transferts technologiques significatifs.
Elle n’est ni un hub industriel, ni une plateforme d’export, ni un moteur d’investissement productif.
À ce titre, elle ne peut pas, même théoriquement, remplacer le marché européen, l’Algérie n’est pas un partenaire économique mais juste un client, un client marginal à qui on achète notre énergie … HC
zaghouan2040
Il ne s’agit pas d’un partenariat
Il s’agit d’une mise sous tutelle
zaghouan2040
L’auteur de l’article semble de mauvaise foi
Regardez l’essor et le développement spectaculaire des chaînes de valeur crées et gérées par la DZ Mafia en France et en Méditerranée,et même en Colombie :
Il est évident qu’il s’agit de filières a forte intensité capitalistique qui vont nous permettre de renforcer considérablement notre compétitivité technologique et nos capacités d’innovation
Et cela aussi bien l’Etat algérien sur l’Etat tunisien l’ont très bien compris
Cela s’appelle de l’intelligence économique Mr Ben Ahmed
Gg
La DZ mafia est une organisation criminelle née dans les prisons, qui prospère sur les traffics en tous genres, notamment les drogues et les armes.
Son organisation est calquée sur les cartels de la drogue de Colombie et du Venezuela.
C’est cela votre proposition pour la Tunisie ???
Soit il faut lire votre com au second degré, soit c’est… monstrueux!
Gg
Un instant encore si vous le permettez…
L’observateur étranger que je suis est frappé de voir que pour les dirigeants actuels de la Tunisie, l’Histoire commence avec l’arrivée des Arabes et de l’islam dans le pays.
Saïed en particulier occulte totalement la civilisation méditerranéenne préislamique.
Pourtant, Carthage, Rome, Byzance sont les piliers profonds de la Tunisie actuelle, les innombrables et magnifiques vestiges que cette civilisation a laissés le prouvent.
Cette volonté de les nier, voire de les expurger, explique à mon humble avis le marasme idéologique et économique dans lequel le pays se trouve aujourd’hui.
Pourtant, il y a de quoi être fier de ce passé, antique mais toujours vivant en chacun de nous, des deux côtés de la mer.
Gg
Que c’est bon de lire cet article lucide factuel. Des chiffres, au lieu de phrases et autre rodomontades!
Non, on ne se fâche pas avec nos meilleurs et plus fidèles clients, c’est élémentaire !