Par Mehdi Taje *
Le monde d’aujourd’hui, profondément bouleversé et en profonde recomposition, est caractérisé, non pas par la « fin de l’histoire », mais par une puissante et foudroyante accélération de cette dernière, faisant voler en éclats l’ensemble de nos repères. Nos grilles d’analyse, qui nous permettaient avec plus ou moins de succès de décortiquer les dynamiques à l’œuvre structurant le champ géopolitique et géoéconomique, sont devenues inopérantes et obsolètes.
Face à la forte sismicité internationale, il convient de faire preuve d’humilité et d’abandonner nos anciens modèles pour coller à une réalité toujours plus complexe et mouvante. Inondés par un flux d’information continu s’inscrivant dans une guerre de l’information ou hybride, où manipuler les perceptions est la règle, il est de plus en plus difficile d’y voir clair et de distinguer le structurel du conjoncturel, d’identifier les véritables enjeux et les lignes de force dessinant la nouvelle grammaire internationale.
Nous sommes face au retour des logiques de puissance, au réveil des empires, à un théâtre d’ombre et de lumière au sein duquel il est aisé de se méprendre et d’opérer des choix stratégiques erronés. Toute erreur d’appréciation se paie lourdement. Les tempêtes stratégiques et les vents violents bousculent nos certitudes et lèvent un voile difficilement surmontable.
Les sociétés sont percutées par des « mégachocs » et des surprises dites « de haute intensité ». Conflits armés érigés en risque n°1 par les chefs d’entreprise du Forum mondial de Davos (WEF) en 2025, impact considérable du changement climatique sur la Tunisie et son voisinage avec des effets globaux qui dessineront, à un horizon de 25 ans, une Tunisie radicalement différente, nouvelle pandémie mondiale, risque de ce que Klaus Schwab, ancien président du WEF, avait qualifié de « cyberpandémie » reléguant la Covid-19 au rang « de légère perturbation », etc., sont autant de marqueurs d’une nouvelle époque chargée d’incertitudes, de risques et de menaces.
Les « polycrises » nous mettent à rude épreuve et nous changeons de monde sans retour en arrière possible. Nous sommes à un point d’inflexion critique, vecteur d’une forte volatilité. Nous nous exposons au risque d’une future décennie perdue, l’équation démocratie et économie libérale de marché devant garantir paix et prospérité s’étant révélée totalement erronée, une brève utopie, celle d’une mondialisation heureuse pour les peuples.
Au contraire, nous assistons à la colère des « peuples profonds » et à une militarisation de la mondialisation sur fond de fragmentation de la scène géoéconomique mondiale en différents clusters. Ce climat rappelle à certains égards, avec la prudence qui s’impose, les années 1930 ayant débouché sur la Seconde Guerre mondiale.
La stratégie américaine et la domination globale
Les dernières décisions du président américain Donald Trump visant à rétablir la centralité géopolitique et économique des États-Unis et s’inscrivant dans une nouvelle équation impériale vont profondément bouleverser le commerce mondial et risquent d’induire un ralentissement de la croissance mondiale. C’est un grand chambardement qui est à l’œuvre, une stratégie américaine pensée et conceptualisée par différents penseurs et think tanks avec un objectif clair : dominer le monde afin de préserver la suprématie du dollar en tant que monnaie de réserve et d’échange, véritable socle de la puissance américaine, et neutraliser toute contestation de l’hégémonie américaine. En quelques mots : il s’agit de soumettre pour dominer la scène internationale sur l’ensemble du spectre de la puissance : « full spectrum dominance ».
À titre illustratif, l’élévation du budget militaire du Department of Defense devenu Department of War et l’arme tarifaire (droits de douane) et monétaire (dévaluation maîtrisée du dollar) sont deux leviers complémentaires au service d’une grande stratégie visant la domination du XXIᵉ siècle afin qu’il soit américain et non chinois.
Nous sommes entrés avec fracas dans une véritable guerre « mondialisée » mais dissimulée et marquée par une offensive généralisée conceptualisée, semble-t-il, par « certains Américains », se déployant sur plusieurs théâtres : dominer et vassaliser l’Europe (guerre en Ukraine, Initiative des trois Mers), affaiblir durablement la Russie (tentative probable de Trump de Kissinger inversé) et garder le contrôle des ressources énergétiques du Moyen-Orient en neutralisant l’Iran et ses proxys dans le cadre de la lutte pour le leadership planétaire face au véritable rival : la Chine. Plus que jamais, le pétrole, arme de domination mondiale et enjeu de puissance, est l’objet de fortes rivalités et convoitises. Il en est de même pour le gaz.
Impacts régionaux et enjeux pour le Maghreb
Outre les objectifs israéliens multiples, derrière le génocide en cours à Gaza se cache une stratégie visant à s’assurer la prise de contrôle des richesses considérables en gaz du bassin du Levant sur fond de rivalités et de guerre pour les corridors d’évacuation. Les dispositifs rivaux, notamment chinois, dispositifs dits de la multipolarité, doivent être neutralisés. Le monde a basculé dans une ère de prédation généralisée où la prise de contrôle des ressources stratégiques prime sur toute autre considération.
Dès lors, il convient de décortiquer toutes les subtilités de cette stratégie américaine qui se déploie dans notre région et qui, sans aucun doute, la transformera en profondeur. La personnalité stratégique du Maghreb, du Sahel africain et de la Méditerranée occidentale, même matrice, subit de profonds bouleversements. Sans entrer dans les détails et à titre purement illustratif, la posture réfractaire algérienne semble évoluer sensiblement, marquant un rapprochement notamment sur le plan énergétique avec les États-Unis. Cette inflexion dans la posture algérienne doit être analysée et évaluée à sa juste mesure. L’ouverture de la Libye aux capitaux américains marque également une rupture dont il convient de saisir l’ampleur.
D’autres dynamiques sont à l’œuvre, restructurant en profondeur notre voisinage : le Maghreb devient l’enjeu de rivalités le dépassant (flanc sud de l’OTAN ; deuxième ceinture pour la Russie, intrusion des puissances du Machrek, etc.), Maghreb en silos vidant de sa substance toute intégration régionale, Maghreb des axes, course à l’armement sur fond de montée des tensions, risque de balkanisation du Sahel africain, ceinture de sécurité du sud de la Tunisie, multiplication des angles de vulnérabilités (crise énergétique, alimentaire, stress hydrique le plus élevé au monde hypothéquant toute agriculture durable sur le long terme et risquant de générer des migrations internes aux conséquences incalculables, appauvrissement, risque social élevé, etc.).
Un enjeu majeur va percuter les sociétés du Maghreb : la migration amplifiée par les effets du réchauffement climatique : tel est le défi du XXIᵉ siècle.
* Directeur de Global Prospect Intelligence, Senior expert en géopolitique et en méthodologies de la prospective et de l’anticipation