Il aura donc fallu que Saber Chouchane soit condamné à mort pour qu’il soit enfin libre. N’est-ce pas la chose la plus ironique que vous ayez entendue cette semaine ? À ce rythme, il ne nous reste plus qu’à souhaiter la prison à ceux qui aspirent à la liberté, et la peine capitale à ceux qui rêvent de réhabilitation.
Saber Chouchane a été arrêté en janvier 2024. Il a passé près d’un an et demi derrière les barreaux avant d’être condamné, le 1er octobre 2025, à la peine de mort pour avoir créé une page Facebook critique envers le chef de l’État. Une page sans audience, sans impact, et que même les algorithmes avaient oubliée. Mais c’est précisément cette insignifiance qui a attiré la toute-puissance : la justice a vu dans l’ombre un danger, et dans un clic un crime d’État.
De l’anonymat au statut d’icône
Il aura donc fallu cette condamnation hors du temps et de l’espace pour que Saber Chouchane devienne célèbre. C’est la machine du pouvoir elle-même qui l’a sorti de l’anonymat pour en faire le Tunisien condamné à mort pour des publications Facebook. La même machine qui, prise de panique devant le tollé, a fini par le libérer six jours plus tard, sans explication ni cohérence judiciaire.
Le voilà libre, comme si de rien n’était. Un citoyen ordinaire que le pouvoir a failli transformer en symbole — avant de s’en mordre les doigts.
Un véritable ascenseur émotionnel pour un pays déjà en deuil de la justice qu’il aurait aimé avoir. En une semaine, la Tunisie a traversé toutes les étapes du deuil : d’abord le déni, puis la colère, suivie de la négociation, de la tristesse et enfin de la résignation. Les Tunisiens ont cru à un canular, injurié le juge, débattu de la peine et, écrasés par la lourdeur du verdict, se sont finalement résignés à voir d’autres condamnations du même genre — absurdes, mais bien réelles.
Et puis, est venue la délivrance. Celle de Saber, et un peu celle de tous ceux qui ont eu peur, l’espace d’un instant, d’être pendus pour un mot de trop, un sarcasme mal placé, ou une publication partagée au mauvais moment.
Quand la justice joue à pile ou face
Mais au fond, que vaut une justice qui change d’avis en six jours ? Comment peut-on passer de la peine capitale à la liberté simple plus vite que le partage d’une publication ? À moins, bien sûr, que la justice n’ait été, une fois encore, livrée clé-en-main par le pouvoir exécutif. Car ce revirement express a tout d’une décision « venue d’en haut », un simple clic politique pour éteindre un incendie médiatique.
C’est d’ailleurs ce que soutient l’avocate de la défense, Leila Haddad, qui affirme que son client a été libéré « sur décision du président de la République ». Quelle autre explication à ce revirement ?
C’est bien toute la machine judiciaire, accablée par le pouvoir, qui a permis à une telle absurdité de prendre vie. Une justice réduite à une simple fonction dans un pays où l’offense au chef de l’État est devenue un sacrilège, quitte à verser dans le grotesque. Cela ne vous rappelle-t-il pas l’excès de zèle absurde et ridicule dont nous étions témoins sous l’ancien régime dictatorial ?
Ce n’est pas un seul juge qui a comploté pour « protéger » un régime déjà solidement installé — ce sont huit magistrats, tout un système embourbé dans un casse-tête judiciaire qui pourrait lui coûter, au mieux, sa place, au pire, sa liberté. Alors, chacun a préféré refiler la patate chaude au suivant.
Le scandale évaporé
Et maintenant ? Faut-il applaudir ? Faut-il remercier ? Oui, Saber est libre, et c’est une bonne nouvelle. Mais qu’en est-il des autres, ceux qui n’ont pas eu la chance d’être propulsés malgré eux dans la lumière ? Combien d’autres Saber Chouchane, sans nom ni visage, croupissent encore dans les prisons du régime ? Ceux-là n’ont pas eu droit à la tempête médiatique ni à la clémence miraculeuse d’un système qui se prétend encore juste.
La vérité, c’est que le pouvoir n’a pas libéré Saber Chouchane : il s’est libéré lui-même d’un scandale. Il a sauvé les apparences, comme on repeint une façade fissurée avant l’arrivée d’une délégation étrangère.
La condamnation de Saber restera dans les annales — pas comme une erreur judiciaire, mais comme un chef-d’œuvre d’absurdité. Un cas d’école où la justice a joué les funambules entre le zèle et l’arbitraire. Et le plus triste, c’est qu’au milieu de ce théâtre kafkaïen, le peuple n’applaudit plus : il regarde la scène en silence, entre la peur et l’épuisement, en se demandant combien d’actes il reste encore à ce spectacle.