Par Sadok Rouai*
La déclaration de l’agence Tap, selon laquelle la Tunisie aurait réussi à rembourser 125 % de ses échéances de dette extérieure à fin septembre 2025, quoique erronée, a eu le mérite de remettre en lumière une question fondamentale : celle de la gestion dynamique de la dette. Dans de nombreux pays, y compris la Tunisie, les médias et les citoyens avertis se concentrent principalement sur le niveau global de l’endettement et sur certains indicateurs clés, sans toujours prêter attention à la qualité de la gestion de la dette ni aux stratégies actives sous-jacentes.
Cette situation est d’autant plus préoccupante en Tunisie qu’elle s’inscrit dans un contexte marqué par une quasi-absence de communication gouvernementale et un manque généralisé d’informations économiques, y compris sur des dossiers essentiels tels que le projet de loi de finances pour 2026 ou le plan économique et social 2026-2030. Dans un tel vide informationnel, l’annonce de la Tap paraissait d’autant plus crédible que le gouvernement semblait poursuivre un seul objectif : honorer les paiements de la dette extérieure à tout prix, quel qu’en soit le coût économique et social, afin d’illustrer le succès de la politique du « compter sur soi ». L’agence affirmait même que, « grâce à une politique fondée sur l’autonomie, l’économie nationale a pu surmonter les défis liés à ses besoins de financement externe sans recourir aux institutions financières internationales », renforçant ainsi le récit officiel d’une réussite économique nationale.
L’information émanant d’une source officielle, ma réaction initiale a été prudente. J’avais simplement relevé que « payer 125 % des échéances suppose des remboursements anticipés, ce qui n’a pas été confirmé[1] ». C’est pourquoi j’ai été surpris de lire la déclaration du Professeur Chkoundali[2] à Business News, selon laquelle « il n’y a aucun sens économique à payer plus que ce qui est dû », ajoutant que cette interprétation « n’a aucun fondement économique ». En réalité, « payer plus que ce qui est dû » est un remboursement anticipé d’une dette, une pratique qui répond parfaitement à une logique économique : c’est même l’essence de la gestion dynamique de la dette. Cette approche avait d’ailleurs été appliquée avec succès par la Tunisie au milieu des années 2000.
En avril 2006, l’État tunisien a procédé à la cession de 35 % du capital de Tunisie Télécom pour un montant de 3052 millions de dinars, soit environ 7,5 % du PIB. Bien avant la finalisation de cette opération, les autorités avaient décidé de ne pas utiliser ces recettes exceptionnelles pour financer des dépenses courantes. Il fut ainsi arrêté que les deux tiers du produit de la cession, soit environ 2035 millions de dinars, seraient consacrés à des remboursements anticipés de la dette extérieure, tandis que le tiers restant, soit près de 1017 millions de dinars, serait affecté au financement d’investissements dans les infrastructures routières.
Cependant, malgré une réelle volonté politique, la mise en œuvre de ces remboursements anticipés s’est révélée complexe. La structure de la dette tunisienne présentait déjà des caractéristiques favorables : environ 80 % du stock de dette extérieure était à long terme et près de 75 % à taux fixes. En outre, la majorité de la dette bilatérale correspondait à des financements de projets, donc non adaptés à des opérations de remboursement anticipé.
Le cas le plus délicat concernait la dette privée, constituée d’emprunts émis sur les marchés financiers internationaux. Bien que les autorités aient réservé 450 millions de dollars pour des opérations de rachat (« buy back »), celles-ci se sont révélées coûteuses à exécuter. Les titres tunisiens se négociaient alors avec une surcote, conséquence directe de l’amélioration de la note souveraine du pays en 2005, portée à Baa2 par Moody’s et à BBB par Fitch, toutes deux assorties de perspectives stables. Ces notations demeurent, à ce jour, les plus élevées de l’histoire financière de la Tunisie.
En définitive, malgré les efforts entrepris pour alléger le poids de la dette en procédant à des remboursements anticipés ciblés, les marges de manœuvre restaient limitées, sauf à accepter des pénalités élevées. Les seules possibilités concernaient alors quelques financements de la Banque africaine de développement (BAD) et de la Banque mondiale, contractés à des taux relativement importants.
C’est dans ce cadre que la Tunisie a effectué, en 2006, des remboursements anticipés totalisant 432 millions de dinars, dont 185 millions au profit de la Banque mondiale et 160 millions au bénéfice de la BAD. Parallèlement, un opérateur privé a également procédé, en juin 2006, au remboursement anticipé d’un emprunt syndiqué de 266,5 millions d’euros[3]. Cette stratégie s’est poursuivie en 2007, avec un remboursement anticipé supplémentaire de 346 millions de dinars à la BAD[4].
Au total, sur les 3052 millions de dinars tirés de la cession de Tunisie Télécom, 778 millions ont été effectivement consacrés aux remboursements anticipés de dettes et 374 millions aux projets d’infrastructure. Le reliquat — environ 1900 millions de dinars[5] — a été transféré au Fonds de soutien à la restructuration bancaire puis progressivement gaspillé par la Troïka entre 2012 et 2013, pour financer les recrutements massifs et les augmentations salariales, sans impact durable sur la croissance mais avec un impact négatif durable sur les équilibres financiers.
Au-delà des bénéfices financiers, ces remboursements anticipés ont permis également de stériliser une entrée importante de capitaux, évitant ainsi les effets inflationnistes d’une expansion excessive de la liquidité. Cette politique a contribué ainsi à maintenir la stabilité macroéconomique et financière du pays à la veille des turbulences provoquées par la crise financière internationale de 2007-2008.
Les remboursements anticipés réalisés en 2006 et 2007 constituent un exemple concret et réussi de gestion proactive de la dette — une approche stratégique qu’il serait pertinent de revisiter aujourd’hui, et même d’envisager pour rembourser par anticipation l’encours des crédits contractés auprès de l’Afreximbank. Alors que le discours officiel se limite souvent à présenter l’endettement comme une contrainte purement comptable, sans perspective globale ni vision à long terme, cette expérience passée rappelle qu’une politique de dette peut également devenir un véritable instrument de souveraineté économique. Dans un prochain article, nous analyserons en détail plusieurs opérations de gestion de la dette conduites dans le cadre des relations entre la Tunisie et le Fonds monétaire international.
[1] Businessnews – 125% de la dette payée ou chiffres enjolivés ? Les experts donnent leur avis
[2] Businessnews – Chkoundali : Il est économiquement absurde de parler d’un remboursement de 125% de la dette
[3] BCT. Rapport Annuel BCT 2006, p. 154
[4] BCT. Rapport Annuel BCT 2007, p. 167
[5] Baccar T. (2018). Le Miroir et l’Horizon, p. 52
*Ancien haut cadre de la BCT et ancien conseiller auprès du conseil d’administration du FM