Hausse des salaires, impôt sur la fortune, financement direct de la Banque centrale : le projet de Loi de finances 2026 cherche un équilibre fragile entre relance, justice sociale et survie financière.
Le projet de Loi de finances 2026 (PLF) a été fuité sur les réseaux sociaux. Comme d’habitude, le gouvernement n’a rien communiqué sur le sujet. On ne le trouve même pas parmi les projets déposés à l’assemblée. À la lecture des textes fuités, et à défaut d’avoir tout le PLF dans son intégralité, on découvre une loi ambitieuse, mais traversée de paradoxes. Le texte alterne entre mesures sociales inédites, réformes fiscales structurantes et recours massif à la Banque centrale pour combler un déficit toujours plus inquiétant.
L’ensemble esquisse une politique budgétaire où l’État tente de préserver la cohésion sociale tout en repoussant, encore, la discipline financière.
Le cœur du projet repose sur une mesure exceptionnelle : un financement direct de onze milliards de dinars par la Banque centrale, remboursable sur quinze ans et sans intérêts.
Cette dérogation à la loi de 2016 confirme la dépendance croissante du Trésor à la création monétaire, après les sept milliards déjà obtenus en 2025.
Avec 63,5 milliards de dinars de dépenses et 52,5 milliards de recettes, le budget affiche un déficit abyssal que le gouvernement tente de compenser par des emprunts intérieurs massifs (19 milliards) et extérieurs (6,8 milliards).
La Banque centrale devient de facto le garant ultime de la soutenabilité budgétaire, au risque d’une fragilité monétaire durable.
Un souffle social revendiqué
Le PLF 2026 introduit plusieurs mesures à portée sociale directe, conformément à la politique prônée par Kaïs Saïed. Une première historique, le gouvernement exclut des négociations traditionnelles avec les partenaires classiques UGTT et Utica et décide lui-même des augmentations de salaires.
Ainsi, c’est par décret que le gouvernement imposera et statuera sur la hausse des salaires et des retraites sur la période 2026–2028, applicable aux secteurs public et privé ;
Exonération fiscale sur le transport des salariés pris en charge par les entreprises industrielles ;
Et financement public des cotisations patronales pour toute embauche de diplômés à partir du 1er janvier 2026, avec une prise en charge dégressive sur cinq ans (de 100 % à 20 %).
Ces dispositifs traduisent une volonté de préserver le pouvoir d’achat tout en encourageant l’emploi privé, dans un contexte où le chômage des diplômés reste une plaie ouverte.
Des financements ciblés pour les PME et les ménages modestes
L’exécutif a également misé sur une série de lignes de crédit sociales et productives, confiées principalement à la Banque tunisienne de solidarité (BTS) et à la BFPME.
Près de 80 millions de dinars seront consacrés à :
- la création d’emplois dans les régions défavorisées,
- le financement sans intérêt des jeunes porteurs de projets,
- des prêts saisonniers pour les petits agriculteurs,
- et même une enveloppe de 20 millions de dinars pour les ménages à faibles revenus, avec des prêts plafonnés à 10.000 dinars sur six ans.
Un ensemble d’initiatives qui s’inscrit dans une logique d’inclusion économique, mais qui interroge sur leur capacité réelle à transformer le tissu productif.
Fiscalité : modernisation et redistribution
Sur le plan fiscal, le PLF 2026 affiche une double ambition : simplifier et redistribuer.
D’un côté, il modernise :
- généralisation de la facture électronique à tous les prestataires de services,
- simplification des procédures administratives pour les Tunisiens résidents à l’étranger,
- régularisation des biens saisis par la douane moyennant une amende de 20 %,
- et suppression de l’article limitant les paiements en espèces, marquant une libéralisation encadrée des transactions.
De l’autre, il rééquilibre :
- création d’un impôt sur la fortune, applicable dès 3 millions de dinars de patrimoine, avec un taux progressif de 0,5 % à 1 %,
- hausse des droits d’enregistrement (3 % au lieu de 1 %) et doublement du droit fixe à 200 dinars pour les transferts immobiliers non enregistrés,
- et diverses taxes nouvelles destinées à renflouer les caisses sociales.
Cette dernière série comprend un timbre sur les factures des grandes surfaces, une contribution sur les recharges téléphoniques, une taxe sur les jeux en ligne, et même un prélèvement sur la location automobile.
Un ensemble de micro-taxes qui, selon le ministère des Finances, alimenteront un nouveau Compte de diversification des sources de la sécurité sociale, censé réduire les déséquilibres chroniques du système.
Transition énergétique et verdissement fiscal
Le PLF 2026 se veut aussi écologique.
Il élargit le champ du Fonds de transition énergétique, qui subventionnera jusqu’à 3 points d’intérêt pour les prêts liés à l’efficacité énergétique et à l’achat de véhicules électriques.
Les panneaux solaires voient leurs droits de douane réduits à 15 %, les batteries lithium et leurs composants sont exonérés de TVA et de droits de douane, et les voitures hybrides rechargeables bénéficient de réductions de taxes allant jusqu’à 50 %.
Des incitations ambitieuses sur le papier, mais limitées dans leur portée macroéconomique, tant que la transition énergétique reste dépendante d’importations et d’un cadre industriel balbutiant.
Soutien ciblé aux entreprises publiques et aux secteurs stratégiques
Autre pan du projet de la Loi de finances 2026 : le sauvetage discret des entreprises publiques.
La Compagnie des phosphates de Gafsa obtient une exonération totale des droits de douane et de TVA sur ses importations et achats locaux.
L’Office du commerce de la Tunisie et la Société tunisienne de sucre bénéficient, eux, d’un effacement de dettes et de pénalités fiscales.
Enfin, la filière oléicole est promue au rang de priorité nationale, avec suspension de la TVA et exonération douanière sur les intrants d’embouteillage, sous supervision directe de la présidence.
Des économistes dubitatifs
Le projet de la Loi de finances 2026 continue de susciter des réserves parmi les experts. Pour le professeur Ridha Chkoundali, le texte souffre d’un manque de transparence, de cohérence et de vision stratégique. Dans son analyse, il déplore l’absence de données actualisées et de coordination entre les ministères, estimant que le projet ne reflète ni les priorités du plan de développement 2026-2030 ni les besoins réels de l’économie tunisienne. Il pointe aussi un déséquilibre entre des objectifs jugés ambitieux et des politiques d’exécution limitées, ainsi qu’un rôle social de l’État réduit et un recours excessif à l’endettement, considéré comme risqué pour la liquidité et la croissance.
De son côté, l’économiste Aram Belhadj dresse un constat tout aussi critique. Selon lui, les Lois de finances tunisiennes, y compris celle de 2026, manquent de vision et d’efficacité, cherchant avant tout à renflouer les caisses de l’État sans véritable impact sur la croissance, l’investissement ou le développement.
Un projet entre volontarisme social et contraintes budgétaires
À la lecture de l’ensemble du texte et des réserves des économistes, le PLF 2026 apparaît comme un budget d’équilibre instable.
Le gouvernement multiplie les signaux positifs — hausses salariales, impôt sur la fortune, soutien à la transition verte, inclusion sociale — tout en s’appuyant sur la planche à billets pour financer ses promesses.
Les réformes structurelles, elles, restent absentes.
Le texte offre le visage d’un État en apnée budgétaire, tentant de préserver le contrat social sans déclencher d’austérité, mais au prix d’une dépendance monétaire accrue et d’un colmatage fiscal à court terme.
En clair, le PLF 2026 n’est ni un tournant ni une rupture. C’est une respiration — fragile, nécessaire, mais qui souligne, encore une fois, combien la Tunisie vit à crédit.
Imen Nouira