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Qui sera la prochaine cible du régime ?

Par Raouf Ben Hédi

À défaut de communication institutionnelle, le régime de Kaïs Saïed s’exprime par procuration. Dans les heures qui ont suivi la colère de Gabès, les relais du pouvoir – soutiens et pages Facebook propagandistes – ont livré une lecture politique qui annonce la suite. Après l’ATFD et le FTDES, les prochains jours devraient voir s’ouvrir une nouvelle vague d’instructions visant des figures politiques jadis proches du régime : Zouhaïr Maghzaoui, Khaled Krichi, Abid Briki ou Ali Hafsi. Une purge politique annoncée sous couvert de moralisation et de lutte contre le financement étranger.

Le 21 octobre restera une date charnière. Gabès, la ville la plus polluée du pays, a vécu une mobilisation historique : entre 40.000 et 45.000 citoyens dans les rues, unis autour d’un mot d’ordre limpide – le peuple veut respirer. Face à cette exigence légitime, le président Kaïs Saïed a répondu par un discours nocturne, confus et décousu, mêlant citations anciennes, accusations d’ingérence étrangère et références littéraires incomprises. Aucun plan, aucune décision, aucune échéance : le vide.

Or, la colère de Gabès ne s’essouffle pas : une nouvelle manifestation d’ampleur est annoncée pour le vendredi 31 octobre, et tout indique qu’elle pourrait rassembler plusieurs dizaines de milliers de personnes, soit davantage encore que celle du 21. Confronté à cette pression populaire persistante, le régime cherche manifestement à déplacer le débat avant que la rue ne prenne l’ascendant.

Pour ce faire, les relais du régime ont pris la parole. Le lendemain du discours nocturne, Riadh Jrad, propagandiste notoire et chroniqueur sur la chaîne pro-régime Attessia, a relayé le message présidentiel en des termes plus crus : la Tunisie est infiltrée, le régime va frapper. C’est dans cette traduction, plus militante que politique, qu’est apparue la stratégie du pouvoir : créer la diversion, déplacer le débat, et préparer l’opinion à une nouvelle “séquence judiciaire”.

Les nouveaux canaux du pouvoir

Dans les régimes où les institutions parlent, les analyses politiques des journalistes et chroniqueurs reposent sur les confidences “off” de ministres, députés ou conseillers, voire même du président de la République. En Tunisie, ce canal n’existe plus. Aucun membre du gouvernement, aucun parlementaire et encore moins le président ne s’expriment autrement que par communiqué officiel.

Le régime de Kaïs Saïed a donc inventé ses propres porte-voix. Les “zqafna“ (partisans zélés de Kaïs Saïed) et pages Facebook se réclamant du “camp national” tiennent lieu de presse du régime. Elles préparent le terrain, testent les récits, désignent les cibles, puis la justice entre en scène. Comprendre cette mécanique, c’est lire le pouvoir là où il parle vraiment – non pas dans les institutions, mais dans les pages Facebook.

Les articles de la nuit : le scénario d’une purge annoncée

Dans la nuit du mercredi 29 octobre, une page Facebook réputée proche du ministère de la Justice a publié un très long texte, présenté comme une “enquête exclusive” sur le financement des campagnes présidentielles de 2024. Le ton se voulait froid, administratif, truffé de chiffres et de références au code électoral. Mais derrière ce vernis technique, se dessinait un document à visée politique : une liste d’accusés à venir.

La publication cible d’abord Ennahdha, ses financements opaques et son lobbying à l’étranger, notamment aux États-Unis. Elle rappelle les condamnations à des dizaines d’années de prison des différentes figures dirigeantes du parti islamiste les dessinant comme une véritable mafia.

La publication cible ensuite le mouvement panarabiste Echaâb et son secrétaire général Zouhaïr Maghzaoui. Jadis fervent soutien du président, le candidat malheureux de la dernière présidentielle est décrit comme “volage”, “en rupture avec la ligne nationale”, et suspecté d’avoir reçu un financement “étranger déguisé en appui logistique chinois”. La page avance des détails invérifiables – dates de voyages, montants, rencontres diplomatiques avec les Chinois– pour donner corps à l’accusation. L’objectif n’est pas de prouver, mais de préparer l’opinion.

L’article évoque par la suite le parti du “Mouvement du 25-Juillet“ (97 députés), le mouvement “Tunisie en avant“ d’Abid Briki, et la formation d’Ali Hafsi, “Voix de la République“ (25 députés) accusés de financements opaques et de non-respect du plafond légal. Dans une même phrase, les auteurs évoquent le “manque de transparence comptable” et appellent à “l’ouverture d’enquêtes immédiates par le parquet financier”. La rhétorique est transparente : le texte n’informe pas, il annonce et il diabolise. On rappelle par exemple que M. Hafsi est un ancien député de Ben Ali et que son financement est opaque. Il émet même une suggestion, le parti est financé par le compte personnel de Ali Hafsi.

Quelques heures plus tôt, en cette nuit du mercredi 29 octobre, Riadh Jrad publie un nouveau post, reprenant mot pour mot les expressions du texte : les mercenaires de Soros, les agents de l’étranger, la reddition imminente des corrompus. L’articulation est parfaite : le président fixe la ligne, Riadh Jrad lui donne la voix, la page réputée proche du ministère écrit le scénario et les zqafna inondent les réseaux. Le récit est lancé.

Echaâb et Khaled Krichi : premières cibles

Dans cette séquence, Echaâb apparaît comme la cible centrale. Son secrétaire général Zouhaïr Maghzaoui, naguère compagnon politique du président, est désormais traité en adversaire. Mais la campagne ne s’arrête pas là : les pages proches du régime ont relancé les attaques contre Khaled Krichi, avocat, figure d’Echaâb et ancien membre de l’Instance Vérité et Dignité.

Le procédé est identique : exhumation d’un vieux dossier, détails juridiques sortis de leur contexte, et insinuation d’un conflit d’intérêts. Le but n’est pas judiciaire, mais narratif. En associant M. Krichi à la corruption et M. Maghzaoui à l’ingérence, le régime construit le récit d’un parti “doublement compromis” : moralement, par la faute de ses hommes, et politiquement, par ses prétendues relations extérieures.

Tout indique que cette narration prépare une étape suivante : l’ouverture d’instructions judiciaires contre des membres d’Echaâb, suivie d’un gel d’avoirs ou d’interdictions de voyage. Les signaux sont là, diffus mais précis : la campagne a commencé avant même les procédures.

Abid Briki, Ali Hafsi et les autres : la contagion politique

Le texte ne se contente pas de frapper Echaâb. Il élargit le champ. Abid Briki, syndicaliste et fondateur de “Tunisie en avant“, est décrit comme un “acteur en quête de légitimité étrangère”. Ali Hafsi est accusé d’avoir utilisé son “compte personnel” pour financer le parti et la campagne électorale. Même le mouvement du 25-Juillet, pourtant considéré comme la vitrine parlementaire du régime, est présenté comme “une structure sans registre comptable clair”.

En les plaçant tous dans le même sac qu’Ennahdha, le pouvoir crée une confusion volontaire : personne ne sait qui sera réellement visé, mais tout le monde se sent potentiellement menacé. Le climat de peur devient instrument de discipline. La purge n’est plus un événement ; c’est une atmosphère.

Diversion et gouvernance par la peur

Cette séquence n’a rien d’improvisé. Elle s’inscrit dans une logique déjà testée avec les associations : la suspension de l’ATFD et du FTDES a servi de coup d’essai, réussissant à détourner l’attention du drame écologique de Gabès. La méthode est la même : frapper fort, créer la polémique, occuper les écrans. Pendant que la population s’indigne d’une mesure, l’autre actualité disparaît.

Cibler aujourd’hui des figures politiques permet de prolonger la diversion. En présentant la Tunisie comme assiégée par les “agents de l’étranger”, le pouvoir change la conversation. On ne parle plus de phosphogypse ni de pollution, mais de “financement suspect” et de “souveraineté nationale”. Le récit de la pureté patriotique efface celui de la responsabilité environnementale.

Un temps, notamment la semaine dernière, plusieurs “zqafna“ avaient appelé à aller plus loin, suggérant que l’UGTT devait, elle aussi, rendre des comptes pour ses “relations extérieures” et ses “positions ambiguës”. Certains ont carrément appelé à incarcérer son secrétaire général Noureddine Taboubi. Mais le régime semble avoir reculé : il a compris qu’une confrontation directe avec la centrale syndicale serait une ligne rouge. L’UGTT reste, pour le pouvoir, un adversaire redoutable capable de paralyser le pays en un jour. En l’épargnant, Carthage confirme que sa stratégie n’est pas celle de la cohérence morale, mais celle du calcul politique : frapper là où le coût est faible, éviter là où la riposte serait nationale.

Ainsi, la peur devient instrument de gouvernement. Le pouvoir sélectionne ses cibles, entretient la confusion, impose le silence par la menace. À défaut de convaincre, il inquiète – et l’inquiétude, pour lui, vaut apaisement.

Vers une nouvelle phase

Tout indique que dans les prochains jours, la machine judiciaire s’enclenchera : perquisitions, interdictions de voyage, convocations. Les accusations de financement étranger et de corruption électorale serviront de prétexte légal à une opération politique. Le scénario est désormais récurrent : un discours présidentiel, un relais numérique, une exécution judiciaire.

Après l’ATFD et le FTDES, il faudrait donc s’attendre à des mesures similaires touchant des ONG (notamment I Watch) et des médias (notamment Nawaat, Inkyfada et Al qatiba, tous les trois financés par des fonds étrangers), mais également les formations politiques de Zouhaïr Maghzaoui, Ali Hafsi, Abid Briki et probablement d’autres.

La mécanique est désormais en marche. Chaque fois que la rue s’exprime, la machine de diversion s’active : un discours présidentiel, une traduction par les zqafna, une publication pseudo-officielle, puis une opération judiciaire. Tout indique que les prochains jours verront s’ouvrir des instructions contre plusieurs personnalités politiques citées ces dernières heures. L’objectif immédiat est clair : faire oublier Gabès et occuper l’espace médiatique par une nouvelle affaire d’“ingérence étrangère”.

Mais à force de gouverner par la peur, le pouvoir s’enferme dans un cercle dangereux. Plus il frappe, plus il s’isole. Plus il cherche à détourner l’attention, plus il révèle sa fébrilité. La grande manifestation prévue à Gabès vendredi pourrait être le vrai test : si elle se confirme, elle marquera l’échec de la diversion et rappellera que la rue, elle, ne se décrète pas.

Dans les prochains jours, la Tunisie entrera donc dans une nouvelle phase : celle où les institutions se tairont, où les pages Facebook parleront à leur place, et où la justice jouera le rôle du communicant politique. Une phase où tout sera dit sans jamais être annoncé, et où les faits viendront valider les signaux émis depuis la nuit de mercredi. La purge, cette fois, ne se prépare plus : elle commence.

Raouf Ben Hédi

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