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En grève sauvage de la faim, de quoi Jaouhar Ben Mbarek est-il accusé, en fait ?

Service IA, Business News

Par Nizar Bahloul

En grève de la faim depuis une semaine, Jaouhar Ben Mbarek se trouve dans un état critique. Derrière le geste du prisonnier politique, un dossier vide et un procès verrouillé. De l’arrestation à la condamnation, tout dans cette affaire dite de complot contre l’État illustre la dérive d’une justice devenue l’ombre d’elle-même.

Depuis une semaine, Jaouhar Ben Mbarek, figure de l’opposition tunisienne, ne s’alimente plus : il observe une grève sauvage de la faim.

Mardi 4 novembre, l’avocat Samir Dilou lui a rendu visite à la prison de Belli. Le soir, son père, Ezzeddine Hazgui, a publié une vidéo bouleversante : « Mon fils est en danger de mort ».

Selon Me Dilou, l’ancien coordinateur du Front de salut national est « sur le point de mourir ». Après une heure d’échanges infructueux, l’avocat quitte la prison bouleversé : « Je ne permettrai pas qu’ils me tuent par patience… Je n’accepterai pas la mort lente ; je les forcerai à payer le prix de mon assassinat dans quelques jours, pas dans quelques années », a lancé le détenu.

À l’extérieur, la famille se prépare à l’irréparable. Ezzeddine Hazgui, son père, accuse directement le pouvoir : « Ils ont inventé des charges contre mon fils. » Il appelle la communauté internationale à intervenir et à se mobiliser pour dénoncer ce qu’il décrit comme une « conspiration » dirigée contre l’opposition et l’indépendance du pouvoir judiciaire. L’alerte ne vise pas seulement un homme. Elle révèle, une fois encore, ce que la Tunisie d’aujourd’hui fait de ses opposants : des prisonniers politiques en sursis.

Un procès aux fondations fragiles

Si les dernières nouvelles de Jaouhar Ben Mbarek sont bouleversantes, une question essentielle demeure : pourquoi cet homme est-il en prison ? Quelles sont les charges qui pèsent sur lui et de dizaines d’autres codétenus prisonniers politiques ?

Arrêté en février 2023, Jaouhar Ben Mbarek a été condamné en avril 2025 pour complot contre la sûreté de l’État.

Son nom figure dans un dossier tentaculaire, ouvert par la justice tunisienne après la vague d’arrestations politiques déclenchée sous le régime de Kaïs Saïed. Depuis le 25 juillet 2021, date à laquelle le président a suspendu le Parlement et concentré entre ses mains tous les pouvoirs, des dizaines de personnalités politiques, syndicales et médiatiques ont été poursuivies sous la même accusation : comploter contre l’État tunisien.

Autour de Jaouhar Ben Mbarek, d’autres figures ont été lourdement condamnées : Khayam Turki, économiste respecté et ancien conseiller politique, a écopé de 48 ans de prison ; Kamel Letaïef, homme d’affaires et proche de plusieurs présidents successifs, a été condamné à 66 ans.

L’ancien syndicaliste Bouali Mbarki est, lui, cité parmi les conspirateurs d’une réunion tenue en 2022… alors qu’il est décédé en 2020.

Dans ce même dossier, l’universitaire, avocat et homme d’affaires Karim Guellaty (également actionnaire à Business News) a été condamné à 25 ans de prison.

Le jugement affirme qu’il aurait comploté au Luxembourg avec Kamel Letaïef et une certaine Najla Letaïef. Problème : Ni M. Letaïef, ni M. Guellaty n’ont jamais mis les pieds au Luxembourg. Ils ne sont jamais restés ensemble et ils ne se connaissent que parce qu’ils sont tous les deux des figures publiques. Quant à cette Najla Letaïef, cette femme n’existe tout simplement pas. Son nom figure bien dans les PV comme conspiratrice, mais on ne la trouve pas dans la liste des condamnés.

Les juges ne se sont pas embarrassés de ces détails.

Le témoin anonyme sur lequel tout est reposé

Que ce soit pour Jaouhar Ben Mbarek ou les autres prévenus, toute l’accusation s’est reposée sur des témoignages anonymes attribués à un mystérieux « témoin XX », dont l’identité, les compétences et la crédibilité n’ont jamais été établies.

Ce témoin affirme avoir entendu dire que tel responsable a rencontré tel diplomate, que tel autre aurait échangé des messages à Bruxelles, ou qu’un groupe aurait tenu des réunions à l’étranger.

Des racontars de cafés montés en épingle, traités comme des faits établis par le juge d’instruction qui s’est trouvé, lui-même quelques mois plus tard, accusé de complot contre l’État.

Aucune preuve matérielle, aucun document, aucune trace financière ne vient étayer ces accusations.

Mais la machine judiciaire s’est emballée, transformant des hypothèses en certitudes, des rumeurs en condamnations, et des opposants en criminels d’État.

Les faits reprochés à Jaouhar

Dans les procès-verbaux d’instruction, Jaouhar Ben Mbarek est accusé d’avoir rencontré « une ressortissante étrangère », la diplomate américaine Heather Kalmbach.

Cette rencontre a bien eu lieu — à sa demande à elle, non à la sienne — dans le cadre d’un échange public avec le collectif Citoyens contre le coup d’État.

Aucune infraction, aucune dissimulation. Pourtant, le juge y voit la trace d’un complot.

Le même dossier évoque un iPhone, saisi lors de la perquisition, dont Jaouhar aurait refusé de livrer le mot de passe.

Mais le rapport de la brigade antiterroriste contredit cette version : le code d’accès a été communiqué et le contenu analysé.

Enfin, le juge s’appuie sur un rapport de la Commission tunisienne des analyses financières (CTAF) quand elle était dirigée par Lotfi Hachicha.

C’est là que le glissement devient flagrant. La CTAF évoque des « transferts d’argent inhabituels et suspects » sans mentionner la moindre illégalité.

Le rapport, rédigé dans un ton suggestif, confirme pourtant que Jaouhar ne possède qu’un seul compte actif, alimenté exclusivement par son salaire d’enseignant universitaire.

Aucune transaction illégale, aucun flux étranger, aucune infraction à la loi, aucun fait établi et encore moins de preuve sur un quelconque complot. Tout ce qu’a fait Jaouhar, ainsi que plusieurs autres de ses codétenus, entre dans l’activité classique et ordinaire d’un quelconque opposant.

Mais les mots « louche » et « suspect », lancés sans fondement par la Ctaf, ont suffi à bâtir un soupçon, devenu accusation, puis condamnation.

Un procès sous huis clos

Dans ce procès hors norme, tenu en avril, l’atteinte à la transparence a été manifeste. Les journalistes ont été écartés de la salle d’audience, à l’exception de quelques visages connus pour leur proximité avec les médias de propagande. Les diplomates, eux aussi, se sont vu refuser l’accès.

Plus grave encore, plusieurs accusés – dont Karim Guellaty, ont été condamnés sans avoir jamais été interrogés par le juge. Quant aux détenus, dont Jaouhar Ben Mbarek, ils ont été contraints d’assister à leur propre procès… derrière un écran.

Cette procédure à distance, instaurée pendant la pandémie du Covid, a été réactivée sans la moindre justification juridique ni sanitaire.

Elle s’est poursuivie, à l’identique, lors du procès en appel la semaine dernière : prévenus absents, avocats retardés, familles bloquées devant les portes, journalistes exclus et tension palpable dans les couloirs du tribunal.

La faim comme ultime dénonciation

Depuis le début de sa détention, Jaouhar Ben Mbarek refuse de plaider coupable. D’ailleurs, aucun parmi les dizaines de prévenus dans cette affaire n’a plaidé coupable. Tous ont crié à l’injustice et au scandale judiciaire. Leur unique réclamation : un procès équitable.

Le choix de la grève de la faim sauvage de Jaouhar n’est pas un geste désespéré : c’est une protestation silencieuse contre un système où le droit a cédé la place à la peur.

Son père le dit avec lucidité : « Il ne veut pas mourir silencieusement. Il veut que le monde voie. »

Dans une cellule exiguë de la prison de Belli, l’homme s’affaiblit. Et pendant que le pays détourne les yeux, Jaouhar s’éteint à petit feu, témoin comme ses autres codétenus de ce qu’est devenue la justice quand on lui retire son public.

Et avec lui, c’est une idée de la Tunisie qui s’éteint lentement : celle d’un pays où la justice devait encore protéger les innocents.

Nizar Bahloul

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