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Clitomaque de Carthage, le philosophe tunisien dont notre République a besoin

Par Ghazi Ben Ahmed

Par Ghazi Ben Ahmed

Depuis l’indépendance, la Tunisie n’a cessé de chercher à définir les contours d’une identité qui lui soit propre, à la fois affranchie du joug colonial et libérée des lectures réductrices. La notion de « tunisianité » s’inscrit dans cette quête : non pas une appartenance unique arabo musulmane mais l’héritage d’une longue sédimentation historique où Berbères, Puniques, Romains, chrétiens, Arabes et autres Méditerranéens ont, tour à tour ou conjointement, façonné ce territoire.

Habib Bourguiba incarne lui-même cette ambivalence. Dans les premières années de l’indépendance, il privilégie un discours unificateur centré sur l’appartenance arabo-musulmane, allant jusqu’à tenir la dimension amazighe à distance, perçue comme un risque pour l’unité nationale. Mais dans le même temps, il se montre profondément conscient de la richesse du passé antique de la Tunisie et n’hésite pas à se placer symboliquement dans la lignée de figures comme Hannibal ou Saint Augustin. C’est à partir de ce socle historique pluriel qu’il contribue, paradoxalement, à forger les bases d’une tunisianité moderne : enracinée dans sa profondeur historique, mais ouverte sur la Méditerranée et le monde.

C’est dans cette continuité intellectuelle qu’il devient aujourd’hui pertinent, et même nécessaire, d’envisager l’intégration de Clitomaque de Carthage au panthéon tunisien.

Clitomaque de Carthage, un Carthaginois au cœur de la philosophie antique

Clitomaque de Carthage, de son nom carthaginois Hasdrubal, est l’une des figures les plus fascinantes et pourtant les plus méconnues de la philosophie antique. Né à Carthage vers 187 av. J.-C., il quitte sa ville natale pour Athènes après la destruction de Carthage, où il devient le disciple de Carnéade et, plus tard, le chef de la Nouvelle Académie.

Son œuvre s’inscrit dans le courant du scepticisme académique, en opposition au dogmatisme des Stoïciens et des Épicuriens. Clitomaque rejette l’idée de certitude absolue et propose de fonder nos jugements sur le probable plutôt que sur le certain. Après la mort de Carnéade, il ne se contente pas d’en défendre les idées : il les approfondit, les organise et les dépasse, donnant au scepticisme académique sa forme la plus aboutie.

Aucun de ses écrits ne nous est parvenu directement, mais son influence irrigue la philosophie gréco-romaine, notamment à travers les textes de Cicéron. Clitomaque incarne ainsi une Tunisie antique savante, discrète mais essentielle à l’histoire de la pensée universelle.

Une philosophie du probable pour un monde d’incertitude

La pensée de Clitomaque repose sur deux piliers :

  1. le refus de la certitude absolue ;
  2. l’adoption de la probabilité comme critère de jugement et d’action.

Pour lui, nos perceptions et nos raisonnements sont toujours susceptibles d’erreur. Contrairement aux Stoïciens, qui croient possible une connaissance absolument fiable, Clitomaque soutient que nous ne pouvons jamais atteindre ce niveau de certitude.

Face à cette fragilité, il ne prône pas le retrait du monde, mais un art de décider dans l’incertitude. Il distingue plusieurs degrés de probabilité – simple, confirmé, puis confirmé et cohérent – qui permettent d’agir sans sombrer dans le dogmatisme. L’important n’est pas de « savoir une fois pour toutes », mais d’accepter que nos jugements doivent être sans cesse réévalués à la lumière de nouvelles informations.

Ainsi, Clitomaque se situe au cœur d’un débat ancien, entre destin et liberté, certitude et doute, qui résonne avec une force particulière aujourd’hui. Sa critique du fatalisme stoïcien et des croyances astrologiques d’alors fait écho à nos luttes contemporaines contre les narratifs complotistes, la désinformation de masse et les vérités toutes faites.

Formulés il y a plus de deux mille ans, ses principes rejoignent notre époque saturée d’informations et de rumeurs :

  • se méfier des certitudes faciles ;
  • accepter l’incertitude comme condition normale ;
  • agir sur la base de ce qui est le plus probable, sans prétendre posséder la vérité ultime.

Le scepticisme probabiliste de Clitomaque n’est pas une philosophie de la paralysie, mais une école de vigilance, de prudence et de responsabilité.

Un pilier manquant du panthéon tunisien

Dans la salle du Conseil des ministres du palais de Carthage, le président tunisien avait fait placer, comme quatre sentinelles de la tunisianité, les figures tutélaires qui veillaient sur la jeune République : Hannibal le stratège, Jugurtha le résistant, Ibn Khaldoun le penseur, et surtout Saint Augustin, le Carthaginois qui sut tenir ensemble foi et raison.

Mais il manque encore à ce panthéon une figure purement philosophique, issue de sa terre, incarnant la force de la pensée critique et du dialogue rationnel : Clitomaque. Sa philosophie rappelle que la quête de la vérité est un chemin, non un bloc figé ; qu’elle suppose le doute, la confrontation des arguments, le refus des réponses trop simples.

Dans un monde où la vérité semble souvent insaisissable, où les récits extrémistes et les manipulations médiatiques prolifèrent, Clitomaque nous offre un antidote précieux :

  • le doute constructif plutôt que le cynisme ;
  • la recherche éclairée plutôt que la croyance aveugle ;
  • la probabilité raisonnable plutôt que la certitude fanatique.

À l’image du rapprochement fécond entre Saint Augustin et Platon sur certaines représentations, Clitomaque peut, lui, prolonger une autre synthèse : celle de la foi, de la raison et de la recherche rationnelle, qui fait partie de l’ADN profond de la Méditerranée. L’ajouter au panthéon tunisien, ce serait affirmer hautement que la Tunisie ne se définit pas seulement par le glaive ou le dogme, mais aussi par l’esprit, le débat, le doute éclairé et la quête de vérité.

Un acte de réappropriation culturelle

Loin de constituer un repli identitaire, la reconnaissance de Clitomaque renforcerait l’image d’une Tunisie carrefour des civilisations, ouverte, consciente de la richesse de son passé. Elle prolongerait, en réalité, l’intuition la plus féconde de Bourguiba : inscrire la Tunisie non dans une identité étroite, mais dans une continuité historique plurielle, méditerranéenne et universaliste.

Accorder à Clitomaque une place explicite au sein du panthéon tunisien serait un geste de réappropriation culturelle essentiel. Cela reviendrait à affirmer que la pensée critique, la philosophie et le savoir ne sont pas seulement importés d’ailleurs : ils ont aussi été produits ici, à Carthage, par un Tunisien d’avant la lettre.

Ce geste contribuerait à rééquilibrer un imaginaire tunisien trop souvent tourné vers des références extérieures, alors même que la Tunisie dispose d’un patrimoine intellectuel propre, immense et sous-exploité. Au lieu de ne citer que des poètes de la jâhiliyya ou des figures lointaines, il s’agirait de remettre au centre nos propres penseurs, nos propres sages, ceux qui ont parlé depuis cette terre.

Restaurer Clitomaque et d’autres figures carthaginoises ou méditerranéennes dans notre horizon symbolique, ce n’est pas fragmenter la nation ; c’est au contraire reconfigurer notre passé, au sens où l’entendait Paul Ricoeur : changer le sens de ce passé en le relisant autrement. Il ne s’agit pas de ressusciter des identités rivales, mais de recoudre ce qui a été défait : recréer un récit commun, renforcer le sentiment d’appartenance et nourrir une cohésion plus profonde entre les Tunisiens, rassemblés autour d’une histoire plurielle assumée et revendiquée. C’est à cette condition que nous pourrons affronter unis les défis du développement et offrir enfin aux jeunes un avenir à la hauteur de leurs attentes.

Fondateur du Mediterranean Development Initiative

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