Par Mohamed Salah Ben Ammar*
Les grandes épidémies ont, de tous temps, été à l’origine de grands chambardements économiques, démographiques et politiques à travers le monde.
Celle de 2019 n’a pas dérogé à cette règle. Aucune société n’est sortie indemne de la pandémie de Covid‑19. En l’espace de deux ans, des équilibres politiques ont vacillé, les libertés ont reculé et les fractures sociales se sont creusées. Les relations internationales et les dépendances géopolitiques ont été mises à nu, tandis que les systèmes de santé ont confronté leurs failles. La Tunisie n’a pas été épargnée : quatre ans après l’été 2021, le souvenir demeure insupportable pour des milliers de familles.
Des témoins traumatisés
Des soignants continuent de revivre en cauchemar des scènes d’horreur : des couloirs d’urgences saturés, des cadavres, des choix impossibles — qui bénéficie d’un lit, qui reçoit l’oxygène, qui est abandonné. Des familles se sont endettées pour trouver un concentrateur d’oxygène sur le marché noir ou pour obtenir une place en clinique. D’autres n’ont pas pu dire adieu : des corps enveloppés dans des sacs noirs hermétiques ont été enterrés à la hâte, privés de rites, privant les proches du travail de deuil nécessaire.
Un surprenant effondrement du système de santé
À l’été 2021, la Tunisie a vécu l’équivalent d’un crash aérien quotidien pendant plus de 100 jours. Certains jours, plus de 200 décès officiels ont été recensés — et probablement davantage en incluant les morts hors des structures hospitalières. Pendant près de trois mois, le pays a affiché l’un des taux de mortalité Covid les plus élevés du monde par million d’habitants, et le plus élevé d’Afrique.
Comment un système de santé longtemps cité en exemple a‑t‑il pu imploser si vite ? Comment un pays habitué aux campagnes de vaccination réussies a‑t‑il failli à protéger ses citoyens lors d’une crise mondiale largement anticipée et documentée ?
Questions en suspens
Il faudra un jour poser, calmement mais fermement, quelques questions essentielles comme :
- Pourquoi l’oxygène médical a‑t‑il manqué pendant des semaines, alors que la production locale existait et que des alertes avaient été lancées depuis le printemps 2021 ?
- Pourquoi les livraisons vaccinales significatives n’ont-elles atteint la Tunisie qu’après le pic meurtrier, alors que des doses circulaient à l’international depuis décembre 2020 ?
- Pourquoi le budget de la santé est‑il resté insuffisant malgré les alertes sur l’état des hôpitaux, le manque de lits de réanimation et l’exode du personnel médical ?
- Pourquoi des décisions sanitaires ont‑elles été retardées ou entravées par des rivalités politiques, des improvisations et des blocages administratifs, alors que chaque délai coûtait des centaines de vies ?
Ces défaillances ne relèvent pas d’une fatalité : elles résultent d’un alignement de failles dans le système de santé, d’un enchaînement de négligences, d’erreurs de gestion et surtout de luttes de pouvoir au sommet de l’État.
Le « basculement » politique
Puis, comme par miracle, presque du jour au lendemain, la situation a semblé s’améliorer : le 25 juillet, profitant de cet apaisement, le président a proclamé l’état d’exception au titre d’une lecture personnelle de l’article 80, suspendant le Parlement et limogeant le gouvernement.
Et l’oxygène a réapparu, les vaccins ont afflué, les files d’attente ont diminué, et un immense soulagement a traversé la population.
Ce « miracle sanitaire » — en grande partie lié au reflux naturel de la vague Delta et à l’arrivée tardive d’une aide internationale — a servi de décor à un tournant politique majeur. Ce qui a été présenté comme une réponse ferme à la crise sanitaire s’est transformé, quelques mois plus tard, en rupture de l’architecture institutionnelle issue de 2011. Le récit du « sauveur » a contribué à dissimuler responsabilités et erreurs. Personne n’a été interrogé sur ce qui s’est réellement passé alors que des milliers de Tunisiens sont morts dans des conditions dramatiques.
Le devoir de vérité
La Tunisie n’a pas besoin de simples boucs émissaires : elle a besoin de vérité. Les citoyens ont le droit de connaître ce qui s’est réellement joué dans les cellules de crise, dans les négociations internationales et au sein des ministères. Ils doivent savoir quelles décisions ont été prises, lesquelles ne l’ont pas été, et pourquoi.
Tant que ces questions resteront sans réponse, la plaie restera ouverte et la démocratie tunisienne — déjà fragilisée — continuera de porter les stigmates de cet été où la peur, la mort et le chaos ont été instrumentalisés.
Pour que cela ne se reproduise pas
Il est temps de :
- Ouvrir les archives ;
- Constituer une commission nationale indépendante ;
- Entendre ministres, responsables administratifs, soignants, familles endeuillées, diplomates, industriels de l’oxygène, responsables des douanes et toute personne en mesure d’éclairer les faits ;
- Documenter chaque décision, chaque retard, chaque rupture de stock, chaque omission ;
- Publier un rapport national accessible à tous.
Non pour punir, mais pour comprendre. Non pour régler des comptes, mais pour empêcher qu’un peuple soit à nouveau abandonné face à la mort pendant que ses dirigeants s’affrontent ou s’immobilisent.
Il est temps aussi de reconstruire le système de santé sur des bases saines, ce n’est pas un luxe : c’est un acte de souveraineté, une exigence de justice sociale, une protection du bien commun. Laisser les choses en l’état serait accepter que la prochaine crise nous retrouve aussi vulnérables, aussi désemparés, aussi seuls.
Les Tunisiens ont droit à la vérité. Le pays la doit aux survivants et aux morts. Ce travail de mémoire et de deuil est douloureux, mais indispensable pour construire l’avenir auquel nous aspirons.
* Pr Mohamed Salah Ben Ammar MD – MBA











2 commentaires
Gg
Ah oui, les vaccins.
Pasteur avait mis deux équipes sur le coup, sur deux projets. Elles se sont battues entre elles pour les crédits, finalement aucune n’a gagné.
Par contre, une start up de Nantes a réussi un vaccin, mais n’a pas obtenu les crédits. Du coup la start up a émigré en Grande Bretagne qui lui a ouvert les bras, et le vaccin a été homologué et produit en GB.
Pas mal, tout cela, on croit rêver !
Gg
Bonnes questions! On en apprend tous les jours, encore aujourd’hui.
En France, on d’abord eu le scandale des masques. Le stock de sécurité a été donné à d’autres pays, car le ministre français avait décidé que les masques ne servaient à rien..
Puis virement de bord, le masque devient obligatoire et voilà le pays en acheter massivement à l’étranger!
Le combat commercial pour le vaccin a été terrible. Pfizer a gagné le gros lot, on apprend aujourd’hui que le directeur de Pfizer Europe est le mari d’Ursula vd Leyen…
Les autorisations de sortie furent cauchemardesques. On avait le droit de prendre le tram bondé, mais je n’ai pas eu l’autorisation d’aller seul dans la montagne avec mon télescope admirer le ciel.
Etc…
En Tunisie, mon beau père a eu la Covid. En pleine détresse respiratoire, il a obtenu une place a l’hôpital. L’oxygène venait d’arriver, cool. On l’a branché, mais son état ne s’améliorait pas. Jusqu’à ce qu’un interne s’aperçoive que le tuyau d’arrivée d’oxygène était déchiré. Un pansement au sparadra sur le tuyau a sauvé mon beau père !
Un autre membre de la famille a aussi attrapé cette saleté, mais il n’y avait pas d’oxygène. Ma femme est alors allée à la pharmacie de notre quartier acheter un petit respirateur avec masque, tuyau, et trois recharges.
Elle a pris l’avion pour livrer le respirateur à son oncle (je crois) à l’hôpital de sa ville. A la douane ils ont voulu lui confisquer le respirateur, finalement elle a pu partir le livrer… et après l’hopital a gardé l’appareil. Tant mieux!
On raconte au sujet de L’oxygène que deux bateaux chargés d’oxygène provenant d’Air Liquide ont attendu deux semaines à Marseille l’autorisation d’aller livrer en Tunisie.
Est ce vrai? Ce ne serait pas étonnant!