Par Mohamed Salah Ben Ammar*
« J’ai davantage appris à soigner dans les livres de littérature, au cinéma ou devant une toile qu’au cours de mes études de médecine », confessait le Pr Didier Sicard. Cette affirmation, met à nu un paradoxe qui va en s’aggravant : jamais la médecine n’a été aussi savante, jamais elle n’a été aussi pauvre en humanité. Le « prendre soin » tend à s’effacer devant le « soin », pourtant le second n’a aucun sens devant le premier.
A l’hôpital on apprend à examiner, à diagnostiquer, à prescrire, mais presque rien n’est enseigné sur l’humain véritable — celui qui souffre, qui doute, qui meurt. Personnellement c’est Tolstoï qui m’a appris la mort, Bergman la solitude, Botticelli la fragilité du corps. L’art m’a donné ce que la médecine m’a refusé : une vision intérieure du vivant.
Aujourd’hui, dans les services hospitaliers, un phénomène silencieux s’installe : la consultation devenue réflexe vers l’écran. Les médecins qui sont en formation répondent juste, vite, impeccablement. Mais ils ne mémorisent plus, ils consultent l’IA. Ils avouent sans honte : « Pourquoi apprendre ce que je peux trouver en trois clics ? »
Un collègue a parlé de « sédentarité mentale ». Le mot est juste. Ce n’est pas seulement de la paresse cognitive : c’est une mutation anthropologique. Le savoir n’est plus incorporé, il est externalisé. L’esprit médical ne marche plus, il clique. Il ne cherche plus, il ChatGPT. Il ne pense plus : il extrait.
Michel Foucault l’avait vu venir : la médecine moderne a perfectionné un « regard » capable de tout voir, au risque de ne plus rien comprendre. Le savoir devient une accumulation infinie de données, pas une intériorisation. Georges Canguilhem le redisait autrement : le normal et le pathologique ne sont pas des concepts abstraits, mais des expériences vécues. On ne les saisit cela qu’avec une pensée structurée, mobile, vivante — jamais avec une simple recherche plein texte.
Nous formons des médecins qui savent tout… et qui, parfois, ne pensent plus rien.
Entre technique triomphante et vulnérabilité oubliée
Le privilège du médecin, disait encore le Pr Didier Sicard, est d’être placé face à l’essentiel : la mort, la souffrance, la finitude. Quand on évacue cette confrontation, tout s’aplatit. Le médecin n’est plus qu’un technicien, un gestionnaire raffiné de constantes biologiques. Honorable, parfois utile sans doute. Mais à des années-lumière de ce que la médecine a été pendant des millénaires : une présence au cœur de l’humain qui prend soin des autres.
Autrefois, les médecins n’avaient presque rien à offrir : ni antibiotiques, ni IRM, ni chimiothérapies. Ils n’avaient que leur présence, leur parole, leur capacité à accompagner. Et pourtant, dans toutes les cultures, ils étaient respectés comme des passeurs d’âme.
Paul Ricœur l’a formulé avec précision : soigner, c’est entrer dans une alliance narrative. Le patient raconte, le médecin interprète. La confiance se tisse dans le récit partagé, non dans la seule exactitude technique.
Aujourd’hui, l’intelligence artificielle diagnostique mieux que bien des médecins. Les patients arrivent avec leurs diagnostics d’Internet, parfois plus documentés que nous, souvent perdus dans l’infobésité. La tentation est grande de déléguer à la machine ce qui est mesurable pour oublier ce qui ne l’est pas. L’humain.
Ivan Illich nous avait prévenus : la pire iatrogénie n’est pas celle des médicaments, mais celle d’une médecine qui, en voulant tout maîtriser, finit par déshumaniser.
Et si c’était justement l’occasion ? Si la puissance croissante des machines libérait enfin le médecin de la tyrannie de l’exactitude pour lui rendre sa vocation première : être tout simplement là ? Prendre la main et écouter. Accompagner la vulnérabilité, donner du sens à l’épreuve, transformer la maladie en expérience habitée.
Comme le disait Karl Jaspers, la médecine n’est pas qu’une science appliquée : elle est une rencontre existentielle.
Refonder la formation, retrouver l’esprit médical
Pour que la médecine redevienne humaine, il faut d’abord changer radicalement la manière dont on forme les médecins.
Aujourd’hui, nous sélectionnons et évaluons sur la capacité à mémoriser temporairement des listes, puis à cocher la bonne case — le tout corrigé par des algorithmes. Nous produisons des champions de QCM… et des praticiens parfois démunis face à la complexité d’un être humain.
Edmund Pellegrino le martelait : la médecine est d’abord un acte moral. Elle exige une phronesis, une sagesse pratique que nulle intelligence artificielle ne pourra jamais incarner. Il nous faut savoir ouvrir les portes à ceux qui ont ces prédispositions et non à des bêtes de concours assoiffées de pouvoir et de titres, comme nous l’avons fait depuis toujours.
Fredrik Svenaeus le résume magnifiquement : la maladie n’est pas une panne biologique, c’est une modification de l’être-au-monde. Le médecin n’est pas un réparateur : il est un interprète de cette transformation.
Retrouver l’âme du soin : un impératif civilisationnel
La mission du médecin reste inchangée depuis Hippocrate : accompagner l’être humain dans le passage de la maladie brute à l’expérience du patient — c’est-à-dire d’un sujet capable de donner sens à ce qui lui arrive.
Plus la technique devient puissante, plus l’humanité du médecin doit devenir intense, sinon c’est tout l’exercice de la médecine qui sera remis en question par les puissances financières en particulier.
L’écran peut poser un diagnostic. Il ne prendra jamais la main d’un souffrant. Il ne dira jamais la parole juste au bon moment. Il n’entendra jamais ce qui n’est pas dit.
Redonner une âme au soin n’est pas une nostalgie romantique. C’est la seule façon de sauver la médecine d’elle-même.
Car une médecine qui perd son humanité finit toujours par perdre sa légitimité, car la technique la plus parfaite ne pourra jamais prendre soin d’une personne.
* Pr Mohamed Salah Ben Ammar MD – MBA










