Par Hella Ben Youssef*
Quinze ans après la chute d’un régime qui semblait immuable, la Tunisie s’interroge encore sur la date qui a réellement ouvert son temps politique nouveau. Était-ce 2008, lorsque le bassin minier de Gafsa s’est soulevé contre l’injustice, première rupture profonde dans un ordre qui ne disait plus son nom ? Était-ce le 17 décembre 2010, lorsque l’immolation de Mohamed Bouazizi a révélé la violence sociale accumulée depuis des décennies ? Ou bien le 14 janvier 2011, jour du départ de Ben Ali, où l’ancien régime s’est effondré sous le poids de son propre déni ?
Quinze ans de révolutions sédimentées
La vérité est que les révolutions ne naissent jamais en un jour. Elles sédimentent. Elles s’annoncent longtemps avant de surgir. Elles s’écrivent dans les marges avant d’apparaître sur les grandes places. Et elles continuent, longtemps après, à façonner un pays qui peine à regarder son histoire en face.
Car la Tunisie n’a jamais vraiment entrepris ce travail de vérité. En 2013, lorsque la nation aurait pu se dresser collectivement face aux assassinats politiques, nous avons opté pour la gestion du court terme.
En 2014, une Constitution ambitieuse, saluée dans le monde entier, a été adoptée, mais plus de trente lois organiques indispensables à sa mise en œuvre ne virent jamais le jour. En 2018, le rapport monumental de l’Instance Vérité et Dignité plus de 30 000 pages, 62 000 témoignages, un travail de mémoire inédit fut accueilli avec embarras, puis abandonné. Entre 2021 et 2024, le rétrécissement progressif des libertés, l’usage extensif du décret 54 et la marginalisation des contre-pouvoirs ont rappelé à quel point nos acquis démocratiques étaient encore fragiles.
Une colère sociale qui ne faiblit pas
Durant ces quinze années, la société tunisienne, elle, n’a jamais cessé de bouger. Plus de 4 000 médecins ont quitté le pays depuis 2011. Près de 100 000 jeunes diplômés ont migré entre 2015 et 2023. Le taux de chômage dépasse 35 % dans plusieurs régions de l’intérieur. Et Gabès, étouffée par les gaz toxiques depuis les années 1970, continue d’appeler à l’aide sans réponse durable. Tout cela compose le tableau d’un pays qui avance avec une partie de ses forces amputées, faute de perspectives, faute de confiance, faute d’un contrat social clair.
Pourtant attribuer cet échec à un seul homme ou à un seul pouvoir serait commode, mais inexact. Les responsabilités sont multiples, partagées, parfois diffuses. Il y a eu des renoncements politiques, des réformes ajournées, des promesses non tenues, mais aussi des illusions collectives notamment celle du « sauveur » qui viendrait réparer seul les failles d’un État complexe. Cette croyance, profondément ancrée dans notre culture politique, a empêché la construction d’une responsabilité collective. La démocratie ne se délègue pas. Elle se pratique. Elle s’apprend. Elle demande une maturité citoyenne et institutionnelle que nous avons trop souvent reportée au lendemain.
Pendant ce temps, la colère sociale n’a jamais disparu. Elle se manifeste chez les médecins contraints à l’exil, chez les journalistes poursuivis, chez les juges intègres marginalisés, chez les familles écrasées par le coût de la vie, chez les régions qui vivent encore comme si 2011 n’avait jamais eu lieu. Mais cette colère n’est pas qu’un cri. C’est aussi une force démocratique, un appel à repenser les priorités, un refus de l’abandon. Elle dit que le pays n’est pas résigné. Elle dit que la Tunisie n’est pas morte, mais qu’elle attend d’être relevée.
Pourtant, un autre obstacle persiste : le temps des opportunistes doit s’achever. Le chaos de la transition a permis l’émergence de responsables éphémères, plus préoccupés par leur ascension personnelle que par la construction d’un État solide. La vie politique a parfois ressemblé à un théâtre mouvant où les rôles se succèdent sans stratégie, sans vision, sans évaluation. Mais une nation ne se bâtit pas avec des silhouettes. Elle se bâtit avec des bâtisseurs.
Construire la Tunisie de demain
Et c’est ici que le débat essentiel doit être posé : la Tunisie ne pourra pas se relever sans forces politiques organisées, modernes et capables de porter un projet durable. Depuis quinze ans, la polarisation islamistes/destouriens a figé le paysage politique et empêché l’apparition d’une alternative crédible. Cette polarisation est un piège : elle réduit l’avenir à un choix entre le passé et un autre passé, au lieu d’ouvrir un horizon nouveau.
La Tunisie a besoin d’un mouvement politique démocratique et social de nouvelle génération une force structurée, intergénérationnelle, décentralisée, qui place la justice sociale, l’économie productive, la transition écologique, la réforme de l’État, la dignité du travail, l’égalité femmes-hommes et les libertés publiques au cœur de son contrat politique. Un mouvement capable de mobiliser l’intelligence collective, d’associer les régions, de travailler avec la société civile, de dialoguer avec la diaspora, d’écouter les jeunes, et surtout de transformer les revendications en politiques publiques concrètes.
Ce mouvement doit aussi s’attaquer aux fondations de l’État. Notre administration, bien qu’elle ait été un pilier de stabilité entre 2011 et 2014, ne peut plus fonctionner selon les logiques des années 1970. Chaque année, l’inefficience administrative coûte à la Tunisie entre 4 et 6 % de croissance potentielle. La digitalisation, la transparence, la réforme de la commande publique, l’ouverture des données, la réforme fiscale… ne sont pas des réformes techniques. Elles sont politiques. Elles conditionnent la survie même de la démocratie.
Reconstruire demande également un travail de mémoire. Les nations solides sont celles qui assument leur histoire. La Tunisie doit enfin reconnaître les trajectoires oubliées, les résistances locales, les femmes pionnières, les enseignants, les syndicalistes, les mouvements des quartiers, les luttes de Redayef, de Kasserine, de Sidi Bouzid, mais aussi les tragédies silencieuses comme celle de Gabès. Écrire cette histoire, c’est réparer, c’est unir, c’est donner une colonne vertébrale à une jeunesse qui peine à se reconnaître dans un récit fragmenté.
À ce stade, le choix n’est plus idéologique. Il est existentiel. Le pays peut continuer à vaciller entre nostalgie autoritaire et chaos démocratique, ou bien il peut choisir de se regarder en face et de reconstruire, pas à pas, institution par institution, région par région, génération après génération.
Pour ma part, je choisis la Tunisie celle qui ose dire la vérité, celle qui assume ses erreurs, celle qui se relève non par miracle, mais par travail, par organisation, par courage. Quinze ans après, il ne suffit plus d’aimer la Tunisie. Il faut la construire. Et j’assume.
*Hella Ben Youssef, Vice-Présidente de l’Internationale Socialiste des Femmes, membre du Bureau politique d’Ettakatol.











2 commentaires
himar
chère dame
himar est par construction bête mais pas assez pour se faire berner par des bourgeoise endimanchée comme vous ! haha j’aime bien : le temps des opportuniste doit s’achever …. et vous même alors, essence même de l’opportunisme politique, et social ?
A votre place je me tairais
zaghouan2040
Il est trop tard Madame pour tenter à nouveau de construire une Tunisie respectueuse des droits fondamentaux et de l’avenir de ses enfants
Essentiellement pour des raisons socioculturelles et institutionnelles
L’Etat Tunisien tel qu’il fonctionne aujourd’hui ne relèvera pas les défis auxquels pays est confronté : marginalisation économique incapacité d’innovation absence de saut technologique reformes institutionnelles gestion de la transition numérique désertification des terres arables gestion du basculement climatique emploi des jeunes création de chaînes de valeur durables relance de l’investissement productif mise à niveau du système éducatif liberté d’expression …..
Ces menaces et enjeux.ausdi nombreux que mortels et urgents,ne peuvent pas être relevés par cette société de zombies hallucinés
La Tunisie est probablement en cours d’initialisation de son processus d’effondrement ; ce processus s’inscrit dans le moyen et long terme aussi est il peu perceptible
Pour l’instant