Pendant des décennies, les Journées cinématographiques de Carthage (JCC) ont été un événement total. Pas seulement un festival, mais un moment de fièvre collective. Toute la ville de Tunis respirait le cinéma. Les cafés du centre-ville se transformaient en cercles improvisés de débats, les cinéphiles passaient d’une salle à l’autre, les réalisateurs croisaient les étudiants, les critiques, les curieux. Les JCC étaient partout, visibles, vivants, organiques. Tunis devenait, l’espace de quelques jours, une capitale du cinéma africain et arabe, du cinéma du Sud.
Ce souffle s’est progressivement affaibli lorsque le festival a été déplacé vers la Cité de la culture. Le cinéma s’est éloigné de la ville, le public s’est fragmenté, l’effervescence s’est diluée. Mais ce recul, regrettable, restait réversible. Ce qui s’est produit récemment ne l’est pas.
2023 : la première rupture
En octobre 2023, une décision ministérielle soudaine avait conduit à l’annulation pure et simple des JCC, à quelques jours de leur ouverture. Le choc fut immense dans le monde culturel. Le festival était prêt, la sélection publiée, les invités attendus. L’argument avancé — la conjoncture régionale — n’avait convaincu personne. Ce fut la première rupture nette entre le pouvoir et une institution culturelle majeure, la première alerte sérieuse sur la manière dont la culture était désormais traitée : sans concertation, sans égard, sans respect pour les équilibres construits. Une première dont on se serait bien passé. Jamais les JCC n’ont été annulées, même pas durant le Covid.
Décembre 2025 : le scandale de trop
La 36e édition des JCC, clôturée samedi dernier, le 20 décembre, a marqué un basculement autrement plus grave. Cette fois, le festival n’a pas été annulé. Il a été confisqué.
Le ministère des Affaires culturelles s’est immiscé dans le travail du jury international et dans le déroulement même de la cérémonie de clôture. Des décisions ont été prises en dehors de l’autorité du festival, contre les usages internationaux les plus élémentaires. Le résultat fut une cérémonie chaotique, vidée de son sens, et le boycott unanime du Grand Jury.
La déclaration du jury international est accablante par sa sobriété même. Cinq jours de visionnage rigoureux, des heures de délibérations, un engagement bénévole, une responsabilité assumée. Puis, à quelques heures de la clôture, la découverte que les jurés seraient privés de leur rôle public, que leurs motivations ne seraient pas lues, que les prix seraient remis par d’autres.
Face à ce déni, le jury a pris une décision lourde, mais digne : ne pas assister à la cérémonie. Non par caprice, mais par principe. Car un jury n’est pas un décor. Le priver de parole, c’est porter atteinte à l’intégrité même du festival.
Une alerte institutionnelle venue du milieu culturel
Brahim Letayef, réalisateur respecté et membre d’une commission de jury, a choisi la voie de la responsabilité institutionnelle.Dans une lettre ouverte au président de la République, il a rappelé que les JCC sont l’un des piliers de la diplomatie culturelle tunisienne, observés bien au-delà de nos frontières. Il a surtout insisté sur un point essentiel : lorsque la décision administrative empiète sur le jugement artistique, c’est la crédibilité internationale du pays qui vacille.
Fahem Boukadous, secrétaire général du SNJT, a posé des mots encore plus lourds. Il n’a pas parlé de censure frontale, mais de quelque chose de plus pernicieux : la disparition organisée de la parole. Une cérémonie réduite à un protocole froid, un rituel vidé de sa substance, une parole devenue initiative individuelle, presque une audace. Ce n’est pas le bruit qui a été interdit, c’est le sens qui a été neutralisé.
Une ministre déjà discréditée
Ce scandale survient alors que la ministre des Affaires culturelles, Amina Srarfi, est déjà fortement contestée. Auditionnée par le Parlement l’été dernier, elle a été critiquée pour sa gestion, l’état du secteur, les ratés du Festival de Carthage 2025, l’absence de vision artistique claire, malgré un budget en hausse. À cela s’ajoutent des soupçons graves de conflits d’intérêts, notamment autour de la participation tunisienne à l’Expo d’Osaka.
Les JCC n’ont donc pas été victimes d’un accident isolé, mais d’un mode de gouvernance déjà fragilisé, marqué par la confusion des rôles et l’appropriation de l’institution publique.
Amina Srarfi, ou l’art de tout abîmer
Ce qui s’est produit aux Journées cinématographiques de Carthage ne peut plus être expliqué par l’amateurisme, ni même par l’incompétence. Amina Srarfi n’arrive pas à ce scandale vierge de tout soupçon. Elle est déjà une ministre contestée, fragilisée par une gestion chaotique, des festivals désorganisés, une absence criante de vision artistique et des soupçons lourds de conflits d’intérêts. Les JCC ne sont pas son premier échec. Ils en sont l’aboutissement.
En s’immisçant dans le travail du jury international, en validant — ou en laissant faire — une mise en scène humiliante pour les jurés, en acceptant que la cérémonie de clôture soit vidée de sa substance, la ministre n’a pas seulement mal géré un événement culturel. Elle a porté atteinte à une institution emblématique, observée et respectée bien au-delà des frontières tunisiennes. Elle a abîmé l’un des rares espaces où la Tunisie continuait d’exister autrement que par la crise, la répression ou l’isolement.
Un régime qui saborde tout ce qu’il touche
Mais la responsabilité d’Amina Srarfi ne s’arrête pas à son ministère. Elle est la représentante fidèle d’un régime qui, depuis des années, s’emploie à démanteler méthodiquement tous les corps intermédiaires. Le monde des affaires a été fragilisé par l’arbitraire et l’insécurité juridique. Les syndicats sont délégitimés et contournés. La vie politique est asphyxiée. Les banques vivent sous la menace permanente du pénal. Les médias sont intimidés, poursuivis, affaiblis. La justice est instrumentalisée. Partout, la même logique : briser, soumettre, neutraliser.
Toucher aujourd’hui aux JCC n’est donc ni une dérive, ni une exception. C’est une étape supplémentaire. Après l’économie, le social, la politique, la finance, l’information et le droit, le régime s’attaque désormais à la culture. Non par accident, mais par cohérence. Car un pouvoir qui craint la parole, le débat et l’intelligence collective finit toujours par redouter la création artistique. Et lorsqu’il ne peut la faire taire frontalement, il la vide de son sens, de ses rites, de sa voix.
Les Journées cinématographiques de Carthage n’ont pas été seulement maltraitées. Elles ont été symboliquement profanées. En les transformant en un événement sous contrôle, sans parole libre, sans jury visible, sans reconnaissance publique du travail artistique, le pouvoir a envoyé un message clair : même ce qui échappait encore à sa logique de domestication doit désormais rentrer dans le rang.
C’est cela, le scandale des JCC 2025. Et c’est pour cela qu’il dépasse largement une ministre, une cérémonie ou un festival. Il révèle un régime qui, incapable de construire, ne sait plus que détruire ce qui tient encore debout.











2 commentaires
zaghouan2040
Un des aspects parmi d’autres de l’effondrement du pays
Fares
Les JCC? Je n’ai appris la tenue et la clôture de l’édition 2025 qu’aujourd’hui grâce à cette débâcle. Nous regrettons la Tunisie de l’avant juillet 2021. Il y avait Midas qui transformait tout ce qu’il touchait en or et il y a celui la, une sorte d’anti-Midas qui transforme tout ce qu’il touche en cendres. يا حسرة على الزمن الجميل