Par Mohamed Salah Ben Ammar
Il existe des institutions qui naissent pour défendre des causes et finissent par les entraver. L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) appartient aujourd’hui à cette catégorie tragique. Fondée comme instrument d’émancipation sociale, elle est devenue, au fil du temps, un pouvoir à part entière — avec ses rites, ses tabous et, surtout, ses conservatismes. La crise qu’elle traverse n’est ni accidentelle ni conjoncturelle : elle est structurelle. Elle interroge la capacité d’une institution née de la lutte à rester fidèle à sa finalité lorsqu’elle devient elle-même un centre de pouvoir.
Du contre-pouvoir à la forteresse
Pendant des décennies, l’UGTT a constitué un rempart contre l’arbitraire et une voix pour les invisibles. Mais, progressivement, ce rôle s’est inversé. À force de défendre les acquis, elle a fini par défendre avant tout sa propre permanence. Elle ne protège plus seulement le travailleur ; elle protège un ordre du travail figé, une vision immobile des moyens de production, comme si l’histoire devait s’arrêter pour préserver des équilibres hérités — parfois devenus absurdes face aux réalités économiques et sociales contemporaines.
Le paradoxe est cruel : l’organisation qui se voulait force de transformation est devenue la principale force de conservation. Là où le syndicalisme devait penser le mouvement, elle s’est installée dans la répétition ; là où elle devait inventer, elle a tenté de suspendre le temps.
2011 : la tentation hégémonique
La révolution de 2011 a offert à l’UGTT une occasion rare : celle d’une refondation. La disparition du parti-État a laissé un vide que le syndicat a légitimement occupé. Mais cette centralité s’est transformée en tentation hégémonique. L’UGTT s’est imposée comme arbitre, médiatrice, gardienne du jeu social — et, comme acteur exclusif de la représentation syndicale.
C’est là que s’est opérée une confusion décisive entre rôle historique et droit naturel à dominer l’espace syndical. En refusant de penser le pluralisme syndical — non comme une menace, mais comme une évolution démocratique normale — l’UGTT a contribué à fossiliser le champ social. Le monopole, même exercé au nom des travailleurs, reste un monopole. Et tout monopole finit par produire ses propres aveuglements.
L’autocritique impossible
Les institutions ne meurent pas par trahison brutale, mais par incapacité à s’autocritiquer. À force de confondre unité et uniformité, l’UGTT a fermé l’espace de la contradiction interne et externe. Or, le pluralisme syndical n’est pas une concession idéologique : il est une condition de vitalité démocratique. Une organisation sûre de sa légitimité n’a rien à craindre de la concurrence des idées et des pratiques.
Refuser cette évolution, c’est refuser le réel. C’est croire que l’histoire peut être arrêtée par des statuts, que la légitimité peut être éternelle, et que le passé suffit à gouverner le présent.
Quand les moyens trahissent la fin
Cette fermeture se reflète dans les méthodes. La grève, outil noble de la lutte sociale, s’est progressivement vidée de sa dimension éthique. Répétée mécaniquement dans des secteurs vitaux — santé, enseignement, transports — elle cesse d’être un langage politique et devient un automatisme.
Lorsque les mêmes secteurs deviennent les théâtres exclusifs de conflits non résolus, le syndicalisme n’apparaît plus comme protection, mais comme blocage. Le travailleur, l’usager, le citoyen ne perçoivent plus une lutte pour la dignité, mais une stratégie de pouvoir abstraite, déconnectée de leur quotidien.
Le pouvoir comme rente symbolique
Toute institution durable est confrontée à une tentation majeure : transformer la fonction en rente. Le syndicalisme n’y échappe pas. Lorsqu’une direction se maintient, se reproduit et se professionnalise sans renouvellement réel, l’engagement se fige en statut et la lutte devient une carrière.
Ce basculement est avant tout moral. Il modifie le rapport au temps, au conflit, à l’autre. Le militant n’est plus celui qui accepte de s’effacer derrière la cause, mais celui qui s’installe durablement au nom de la cause. À cet instant précis, l’institution cesse d’être un moyen et devient une fin.
La grève du 21 janvier 2026 : l’épreuve de vérité
La grève générale annoncée pour le 21 janvier 2026 cristallise toutes ces contradictions. Présentée comme acte de défi face au pouvoir autoritaire et comme moment de rassemblement, elle constitue en réalité un pari existentiel. En cas d’échec, elle révélera un vide redoutable : celui d’une direction qui croit encore exercer une autorité que la société ne reconnaît plus pleinement.
Dans l’histoire des mouvements sociaux, le danger suprême n’est pas la répression, mais l’indifférence. Une grève ignorée est un jugement sans appel.
La légitimité comme responsabilité
La contestation du dernier mandat du secrétaire général n’est pas un simple différend statutaire. Elle révèle une crise profonde de reconnaissance. Max Weber rappelait que toute autorité repose, en dernière instance, sur l’acceptation. Sans cette croyance partagée, l’autorité devient purement formelle — et donc fragile.
Or l’UGTT n’est pas une organisation ordinaire. Elle est un pilier de la vie politique tunisienne, une institution quasi constitutionnelle dans l’imaginaire collectif. Ses dirigeants doivent prendre conscience de cette responsabilité historique. Gouverner une telle institution exige plus qu’un respect des procédures : cela exige une hauteur morale et une lucidité historique.
Le congrès de mars : rendez-vous avec l’histoire
Le congrès prévu en mars ne peut être un simple rituel de survie. Il est un rendez-vous avec l’histoire. Soit il ouvre réellement le chantier des réformes — pluralisme syndical, renouvellement des élites, limitation des mandats, redéfinition du rôle du syndicat dans une économie en mutation — soit il ne fera que prolonger une agonie institutionnelle.
Les réformes existent. Ce qui manque, ce n’est pas l’intelligence, mais le courage. Le courage de renoncer à l’exclusivité, à la centralité absolue, à l’illusion de l’éternité.
L’ultime exigence
La crise de l’UGTT pose une question fondamentale : une institution née pour défendre les travailleurs peut-elle accepter de ne plus être seule à parler en leur nom ? La réponse à cette question déterminera non seulement l’avenir du syndicalisme tunisien, mais l’équilibre social du pays.
Quand une société perd ses médiations, elle ne se libère pas : elle se fracture. Mais quand une institution refuse d’évoluer, elle ne se protège pas : elle se condamne.
BIO EXPRESS
Mohamed Salah Ben Ammar est un médecin et universitaire tunisien, ancien ministre de la Santé en 2014
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.










