Par Amin Ben Khaled, avocat au barreau de Tunis
À l’aube de cette nouvelle année scolaire et universitaire, il devient plus que jamais essentiel de s’armer d’outils critiques pour comprendre notre époque. Dans cette perspective, nous présentons dix penseurs qui offrent autant de prismes intellectuels pour appréhender un monde complexe. Ces textes pourraient devenir des phares discrets, projetant leur lumière entre les marges des cahiers et l’écho des amphithéâtres. Or, au moment où s’ouvre une nouvelle année d’études, le monde du XXIe siècle se révèle plus labyrinthique et intriqué que jamais. Il n’est plus un livre ouvert aux pages ordonnées, mais une énigme où s’entremêlent crises climatiques, essor de l’intelligence artificielle, guerres hybrides et mutations identitaires. La question n’est plus « Que se passe-t-il ? », mais plutôt : « Comment décoder cette profusion où s’entrelacent économie, politique, culture et environnement ? »
Face à cette complexité, certains penseurs offrent des approches variées, non pour imposer une lecture définitive, mais pour souligner que la compréhension demeure un processus continu, traversé de croisements et de tensions. Pour eux, lire le monde suppose d’articuler rationalité scientifique et imagination créatrice, dans un équilibre toujours fragile entre démonstration et intuition.
1. Chantal Mouffe : L’art de transformer le conflit en dialogue constructif
La philosophe belge Chantal Mouffe affirme dans son ouvrage On the Political (Sur le politique) (2005) que les désaccords ne sont pas des défauts à éliminer, mais des éléments vitaux qui animent la politique. Elle développe le concept d’« agonisme » (la lutte créatrice), qui invite à transformer les conflits antagonistes en dialogues respectueux du pluralisme, évitant ainsi la recherche d’un consensus artificiel. Cette approche s’est manifestée lors des négociations sur l’accord nucléaire iranien de 2015, où les grandes puissances ont réussi à gérer des divisions profondes par le dialogue, démontrant que la diplomatie peut contenir les tensions dans un cadre constructif sans avoir à effacer les différences.
2. Bruno Latour : La nature comme acteur géopolitique
Le philosophe français Bruno Latour soutient dans Face à Gaïa (2015) que Le climat et les écosystèmes ne se tiennent plus en coulisses : ils montent sur scène comme acteurs de plein droit, mais des forces agissantes qui façonnent le destin des nations. Cette vision s’est concrétisée lors de la COP21 à Paris, où la fonte des glaces, les sécheresses et la montée des eaux ont montré leur capacité à redessiner les cartes géopolitiques et à déclencher des vagues migratoires, au même titre que les guerres et les conflits militaires.
3. Saskia Sassen : La mondialisation et ses victimes oubliées
La sociologue néerlando-américaine Saskia Sassen propose dans Expulsions (2014) une analyse incisive de la mondialisation, qu’elle accuse non seulement d’enrichir les élites, mais aussi de marginaliser des millions d’êtres humains. Cette réalité se manifeste dans la crise du logement à Londres, où des tours luxueuses sont construites pour des investisseurs étrangers tandis que les habitants locaux sont chassés de leurs quartiers historiques, révélant l’impact de l’économie globale sur la transformation des vies individuelles et des politiques migratoires.
4. Zygmunt Bauman : Le monde de la modernité liquide
Le sociologue polonais Zygmunt Bauman dépeint dans Liquid Modernity (La modernité liquide) (2000) un monde en mutation permanente, où alliances, lois et relations internationales se dissolvent à grande vitesse. Il suffit d’observer les relations turco-russes, oscillant entre hostilité et coopération pour saisir la fragilité des équilibres à l’ère de la modernité liquide.
5. Achille Mbembe : Le colonialisme comme persistance historique
Le philosophe camerounais Achille Mbembe révèle dans Politiques de l’inimitié (2016) que le colonialisme n’a pas disparu mais s’est métamorphosé en nouvelles formes de domination. Les conflits autour des mines de cobalt au Congo en sont l’illustration parfaite : les multinationales extraient des minerais précieux pendant que les populations locales sombrent dans la misère extrême, témoignant de la persistance de l’héritage colonial dans l’économie mondiale.
6. Thomas Piketty : La richesse comme moteur des conflits
L’économiste français Thomas Piketty démontre dans Le Capital au XXIe siècle (2013) que l’accumulation de richesses alimente les tensions géopolitiques autant qu’elle creuse les inégalités sociales. Cette thèse s’illustre dans les conflits fiscaux et douaniers entre les États-Unis et l’Union européenne concernant les géants technologiques, où des entreprises pesant des milliers de milliards de dollars peuvent désormais défier des États entiers.
7. Byung-Chul Han : L’ère de la surveillance numérique
Le philosophe coréo-allemand Byung-Chul Han alerte dans La Société de transparence (2012) sur un monde où les frontières entre privé et public s’estompent sous l’effet de la technologie numérique. Le scandale du logiciel espion « Pegasus » a révélé l’ampleur de l’exploitation technologique par les gouvernements pour surveiller opposants et journalistes, confirmant que souveraineté et liberté individuelle sont désormais en jeu à l’ère numérique.
8. Amartya Sen : L’humain au cœur du progrès
Dans The Idea of Justice (L’idée de justice) (2009), l’économiste indien et prix Nobel Amartya Sen propose un nouveau critère d’évaluation des politiques : leur impact direct sur la vie humaine. Cette approche a inspiré les Objectifs de développement durable des Nations Unies, où le succès des États se mesure à leur capacité à garantir éducation, santé et dignité à leurs citoyens, et non simplement à leur puissance économique ou militaire.
9. Judith Butler : Quelles vies méritent nos larmes ?
La philosophe américaine Judith Butler interroge dans Frames of War: When Is Life Grievable? (Ce qui fait une vie : Essai sur la violence, la guerre et le deuil) (2009) les raisons pour lesquelles certaines vies sont considérées comme plus précieuses que d’autres. Cette disparité apparaît clairement dans la couverture médiatique de la guerre en Ukraine comparée à celle du Yémen, où l’inégalité de compassion révèle des biais profonds dans le système mondial, nous rappelant que la véritable justice repose sur l’égale valeur de toutes les vies.
10. Pankaj Mishra : La colère des marginalisés à l’ère de la mondialisation
L’écrivain indien Pankaj Mishra diagnostique dans Age of Anger (L’âge de la colère) (2017) les racines émotionnelles des bouleversements mondiaux, considérant que la mondialisation a échoué à tenir sa promesse de prospérité universelle et a plutôt attisé frustrations et sentiments d’exclusion. Cette analyse se vérifie dans les vagues de protestations contre les institutions financières internationales en Asie et en Afrique, où la colère collective se transforme en force politique menaçant la stabilité de l’ordre mondial.
Des clés pour décrypter un monde complexe
Ces dix penseurs n’offrent pas de solutions toutes faites, mais des outils intellectuels permettant d’appréhender un monde en transformation permanente. De l’appel de Latour à intégrer la nature dans le dialogue politique, à l’analyse de Piketty sur les inégalités, en passant par le diagnostic de Mbembe sur l’héritage colonial, chacun éclaire une facette du tableau complexe du monde contemporain.
Les lire n’est pas un luxe intellectuel, mais une nécessité pour comprendre les défis actuels et contribuer à bâtir un avenir plus juste et plus humain. Ils nous rappellent que le chaos et la complexité peuvent être appréhendés, pourvu que nous possédions les bonnes clés de lecture.










