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Prisons tunisiennes : l’administration nie, les familles alertent, le doute grandit

Service IA, Business News

Par Nizar Bahloul

La grève de la faim des prisonniers politiques, les accusations de tabassage et les communiqués contradictoires des autorités ont remis sous tension un dossier que le pouvoir voulait étouffer : celui des conditions de détention. Entre témoignages alarmants, démentis agressifs et ONG empêchées d’agir, un doute profond s’installe. Et tant que la transparence sera refusée, la vérité restera verrouillée.

Parler de la situation des prisons reste un exercice à haut risque en Tunisie. Au début des années 2000, le journaliste Hédi Yahmed a dû s’exiler en France, redoutant une arrestation sous Ben Ali après une enquête publiée dans Réalités sur la population carcérale et les conditions de détention dans la sinistre prison du 9-Avril.

Plus récemment, l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani est poursuivie pour avoir dénoncé, dans les médias, les conditions de détention en Tunisie. Cette affaire — l’une des cinq qui la visent — est instruite sur la base du décret 54, texte liberticide conçu à l’origine pour traquer les rumeurssur les réseaux sociaux.

Or, la Cour de cassation a jugé cette qualification erronée : le décret 54 ne s’applique qu’aux infractions commises via les systèmes d’information électroniques et ne peut viser des opinions professionnelles exprimées dans les médias traditionnels. Malgré cela, la chambre d’accusation a persisté, maintenant la qualification criminelle. En clair : le verdict de la plus haute juridiction du pays a été balayé par une cour inférieure.

Un dossier qui revient malgré les efforts du pouvoir

Le sujet des prisons demeure un terrain miné pour les avocats comme pour les médias. Pourtant, il refait surface — malgré les tentatives du pouvoir pour le maintenir dans l’ombre.

Le 29 octobre 2025, l’universitaire et prisonnier politique Jaouhar Ben Mbarek entame une grève de la faim sauvage. Par solidarité, plusieurs détenus politiques suivent : Rached Ghannouchi, Mehdi Ben Gharbia, Issam Chebbi…

Alors que les médias publics ont passé sous silence ces grèves, quelques médias indépendants et les réseaux sociaux relaient massivement l’évolution de la situation, rapportant les alertes des avocats et des familles sur l’état de santé préoccupant des détenus — particulièrement celui de Jaouhar Ben Mbarek.

Le 5 novembre, le comité des prisons publie un communiqué offensif pour démentir toute dégradation de l’état de santé des détenus. L’institution parle d’« allégations infondées » et menace de poursuites contre quiconque diffuse de « fausses informations ».

La défense de Jaouhar Ben Mbarek dénonce une fuite en avant de l’administration pénitentiaire.

Et les menaces portent : médias publics tétanisés, médias privés, avocats et militants silencieux ou prudents.

« Si tu dis grève de la faim, on te poursuit. Très bien… peut-on dire qu’ils n’ont plus d’appétit sans finir devant un juge ? », ironise Me Nafaâ Laribi, avocat de la prisonnière politique Abir Moussi.

Mais la situation devient impossible à camoufler. L’état de santé de Jaouhar Ben Mbarek se dégrade visiblement. Les réseaux sociaux et les médias reprennent feu.

Mardi 11 novembre, le comité des prisons revient à la charge et nie fermement « le prétendu délabrement de l’état de santé » des grévistes.

Le tabassage présumé : émoi immédiat sur les réseaux sociaux

Mercredi 12 novembre, l’affaire bascule avec les révélations sur un tabassage présumé de Jaouhar Ben Mbarek.

L’avocate Dalila Ben Mbarek Msaddek, sa sœur, livre un témoignage bouleversant : son frère, toujours en grève de la faim, aurait été violemment frappé jusqu’à l’évanouissement par d’autres détenus, « sur ordre de surveillants ».

Selon le témoignage d’Ezzedine Hazgui, père du prisonnier politique, livré à des journalistes en fin d’après-midi, les parents ont rencontré quelques heures plus tôt le directeur de la prison de Belli. Celui-ci assure respecter leur fils, nie avoir donné quelconque ordre de violence, promet une enquête administrative rapide… tout en refusant catégoriquement toute visite, prétextant que celle-ci n’a lieu que le vendredi.

En parallèle, l’avocate et militante islamiste Hanane Khemiri affirme avoir déposé plainte pour « actes de torture » auprès du procureur. Elle dit avoir constaté elle-même les lésions : égratignures, bleus, griffures sur le flanc, douleur à une côte cassée, incapacité à tenir debout. Il serait épuisé et extrêmement faible.

La riposte judiciaire du pouvoir

Une nouvelle fois, jamais deux sans trois, les autorités montent au créneau pour démentir. Le parquet du tribunal de Tunis ordonne l’ouverture d’une instruction contre trois avocats, après renvoi par le parquet général. Ces poursuites sont lancées sur la base de plaintes de la Direction générale des prisons et de la rééducation.

Aux inquiétudes légitimes des observateurs, les autorités répondent par l’intimidation et les menaces.

Les partisans du régime, eux, prennent au pied de la lettre les versions officielles. Ils rappellent le passé sulfureux de Hanane Khemiri et affirment que Jaouhar et les autres grévistes « jouent la comédie ».

Entre deux récits, un gouffre de contradictions

Qui croire ? Les avocats et les familles, ou bien les autorités ?

L’hypothèse que des prisonniers politiques puissent simuler une grève de la faim pour attirer l’attention n’est pas totalement exclue. Leur crédibilité peut être questionnée, surtout dans le contexte politique tendu que traverse le pays.

Mais en face, les autorités n’affichent pas non plus un bilan irréprochable et leur crédibilité est sérieusement entachée. Le démenti initial dans l’affaire des drones ayant visé la flottille Al Soumoud reste encore vif dans les mémoires.

Dans un premier temps, les autorités ont affirmé que l’incendie du bateau aurait été provoqué par un briquet ou un mégot tombé sur des gilets de sauvetage. Des partisans du régime ont même évoqué une « beuverie » et un « barbecue de poissons ». Ce n’est que le lendemain, après une seconde attaque, que les autorités ont admis du bout des lèvres la thèse d’une agression préméditée.

L’affaire s’est déroulée le 9 septembre et, à ce jour, aucun récit officiel n’a été fourni pour dire aux Tunisiens ce qui s’est passé.

Les incohérences en série du comité des prisons

Dans son communiqué du 11 novembre, le comité des prisons affirme qu’un détenu a refusé de se soumettre à des examens médicaux… tout en déclarant que les médecins ont confirmé l’intégrité de son état physique. La contradiction est flagrante : comment attester de la santé d’un patient que l’on n’a pas examiné ?

Une fois encore, le doute prospère, et les explications officielles apparaissent bancales.

Une solution simple… que les autorités refusent

Pour couper court aux rumeurs — au lieu d’intimidations — les autorités disposaient pourtant d’une solution évidente : laisser les ONG spécialisées visiter les détenus prétendument grévistes.

Le 7 novembre, la Ligue tunisienne des droits de l’Homme a pu rencontrer Jaouhar Ben Mbarek. Son rapport, confirmant la grève de la faim et un état de santé préoccupant, n’a pas plu aux autorités. Résultat : la Ligue a été empêchée hier de rendre visite à un autre gréviste, parmi les prisonniers politiques, Issam Chebbi.

La LTDH n’est pourtant pas une ONG quelconque : c’est la plus ancienne organisation de défense des droits humains du monde arabe, dotée d’une crédibilité historique, connue pour son sérieux et son indépendance. Son regard aurait permis d’éclairer l’opinion publique sans spéculations ni emballements.

Quant au bureau tunisien de l’Organisation mondiale contre la torture — suspendu d’activité le 5 novembre par les autorités — il s’agit de l’ONG de référence en matière de prévention de la torture dans le monde, opérant selon des méthodologies rigoureuses reconnues internationalement.

Son accès aux détenus aurait permis d’établir, de manière incontestable, ce qu’il en est réellement de l’état de santé des prisonniers.

Une vérité verrouillée

En clair, les autorités refusent que l’on relaie les témoignages des avocats et des familles, exigent que leurs propres déclarations soient prises pour argent comptant, tout en empêchant les ONG les plus crédibles du pays d’exercer leur mission. Et, pour donner du poids à ce récit officiel chancelant, elles dégainent les poursuites judiciaires à une vitesse record, au moindre post, au moindre mot, comme pour rappeler à tous qu’en Tunisie, enquêter sur une grève de la faim peut suffire à vous mener devant un procureur.

Cette stratégie n’a rien d’un hasard : elle vise à intimider la population, dissuader les témoins et étouffer toute voix discordante. Les communiqués contradictoires, publiés à quelques jours d’intervalle, ne font qu’aggraver la confusion et nourrir le soupçon. Si le récit officiel était solide, il n’aurait pas besoin de menaces pour s’imposer.

Mais la responsabilité ne repose pas uniquement sur les autorités. Une partie des partisans du régime, zélés au-delà du raisonnable, s’empresse de relayer la version officielle avec une indécence déconcertante. Au lieu de se taire lorsqu’un doute légitime existe, ils préfèrent accuser, mépriser, et piétiner symboliquement des prisonniers en grève de la faim. Pour eux, tout ce qui émane du pouvoir est vérité révélée ; tout ce qui provient des familles ou des avocats est forcément manipulation. Cette posture binaire, aveugle, participe à l’empoisonnement du débat public.

Or la solution est d’une simplicité déconcertante : ouvrir les portes.

Permettre aux ONG spécialisées d’entrer. Faciliter l’accès aux journalistes. Laisser les organisations crédibles – celles que l’État a précisément choisies d’écarter – établir l’état réel des détenus. En Tunisie comme ailleurs, la transparence n’a jamais tué aucune démocratie. C’est l’opacité qui l’étouffe.

En refusant l’accès aux ONG, en interdisant l’OMCT d’activité, en empêchant la Ligue des droits de l’Homme de poursuivre ses visites, en menaçant avocats et citoyens, les autorités ne dissipent pas le doute : elles l’amplifient. Elles s’enferment dans une fuite en avant dont elles ne contrôlent plus la vitesse.

Tant que les cellules resteront fermées aux observateurs indépendants, la vérité restera verrouillée, et c’est le pouvoir lui-même qui portera la responsabilité de ce brouillard qu’il prétend dénoncer.

Nizar Bahloul

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2 commentaires

  1. Hannibal

    13 novembre 2025 | 19h18

    Réflexe pavlovien

  2. zaghouan2040

    13 novembre 2025 | 11h26

    Retour intégral a l’horreur benaliste